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— Ce n’est pas étonnant, il n’a jamais vu de livre.

— Et qu’est-ce que cette image représente ?

— Un loup !

Ce loup est un hibou. On le félicite cependant d’avoir deviné que c’est un animal.

Il y a autour de la chambre, des tableaux coloriés représentant différentes scènes de l’histoire de Russie. Les enfans ne les regardent guère, n’étant pas encore assez développés pour s’intéresser à la représentation des choses. Sur les bancs, serrés les uns contre les autres, sans mot dire, ils ont le sentiment de commencer dès ce jour leurs études et d’apprendre déjà comme par miracle ; cette espèce de conseil de révision leur fait l’effet d’un examen sérieux.

— As-tu envie d’apprendre ? demande la curatrice à un gamin dont la physionomie stupide lui paraît peu encourageante.

— Dis que tu veux ! s’écrie la mère en roulant de gros yeux avec un geste de menace.

Le mot sho, quoi ? revient sans cesse dans la bouche de ces pauvres aspirans à la science qui ne comprennent jamais du premier coup la question la plus simple ; d’abord, ils ont peine à entendre le russe, ces Petits-Russiens habitués au dialecte. La doctoresse les examine, les tourne et retourne. La curatrice annonce à quelques « grands, » sachant déjà lire et écrire, qu’ils entreront dans la classe supérieure. Pour les autres, elle réserve sa décision. Il est douteux que l’on puisse recevoir tous les enfans venus du dehors ; ceux de Théodorofka ont droit à l’admission avant les étrangers.

— Mais, vous verrez, me dit-elle, que, d’ici au jour de la rentrée, beaucoup de petites filles inscrites m’apporteront des excuses de leur mère pour attendre jusqu’à l’année prochaine. La mère ne tient pas à ce que sa fille en sache si long. Elle ne résiste jamais en face ; elle laisse son mari m’amener la petite ; peut-être permettra-t-elle même que celle-ci vienne en classe deux ou trois fois, puis nous ne la reverrons plus ? Si je la réclame, on m’objectera qu’elle manque de vêtemens. Nous lui donnerons une pelisse, des bottes, mais un nouveau prétexte sera vite trouvé, et la bonne volonté du père ne pourra rien contre ce parti pris. En tout pays, la femme est gardienne des préjugés ; ici, elle règne à la maison. Et voilà pourquoi, dans ce village de six cents âmes, une soixantaine d’enfans seulement viennent à