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l’école quatre ans de suite. Ceux-là sont beaucoup mieux portans et plus proprement vêtus que les autres, car nous surveillons autant que possible leur hygiène et leur tenue extérieure.

Je remarque en effet un contraste frappant, même au physique, entre cette matière première absolument brute dont il s’agit de faire des hommes et les jeunes Théodoriens, déjà dégrossis par l’étude et par une saine discipline, qui suivent les bévues de leurs camarades d’un air d’indulgence amusée.


20 septembre.

La noce à Souchonassovka. Chemin faisant, je demande ce que signifie ce nom de village difficile à prononcer, et on me répond : — Nez sec. — Sans doute le sobriquet d’un des premiers habitans. Les ondulations de la prairie sont accentuées ici plus qu’ailleurs : « Nous sommes en Suisse ! » dit l’une de nous. Et, en effet, comparativement au reste de la campagne, ce coin de paysage presque accidenté a un aspect alpestre. Quelques maisons groupées au hasard forment tout le village, un hameau. Il n’y a pas d’église, mais une vingtaine de petites croix ébranlées ou couchées par le vent attestent, sur le bord d’un talus, qu’on meurt à Souchonassovka. On s’y marie aussi, car nous allons de ce pas assister à une noce. Les fiancés ont annoncé leur mariage en apportant le présent traditionnel, un pain de froment lourd comme du plomb, partout hérissé de petites cornes, et il y a plus d’une raison pour que mes amies veuillent répondre à cette politesse : l’époux a été un de leurs meilleurs élèves. Il ne paye pas de mine, étant tout petit et tout chétif, mais, me dit-on, l’ingrate enveloppe loge un brave cœur. Il y a des années de cela, une pauvre veuve vint de loin à Théodorofka. Elle poussait devant elle une brouette où se blottissait, replié sur lui-même, un garçon déjà grand, presque idiot et horriblement scrofuleux ; quatre autres enfans, plus ou moins mal tournés, — l’un d’eux bossu, — se suspendaient à ses jupes ; un seul petit de cinq ans, alerte et dispos, l’aidait de son mieux. Sa laideur éveillée plut à mes amies. Tout en donnant du pain à celle nichée de misérables, elles firent quelque chose de plus pour celui dont il semblait qu’on pût développer l’intelligence, elles l’admirent à leur école, et il profita si bien des leçons qu’il réussit à en porter quelques bribes à ses frères infirmes. Grâce à lui, l’un d’eux apprit à lire. Le petit Poucet, comme je le baptisai à première vue, est