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maintenant employé dans une grande brasserie de la ville du district ; il a réussi à trouver une femme plus petite encore que lui, comme lui laborieuse, économe et raisonnable. C’est cette noce de pygmées qui nous attire à Souchonassovka.

Le logis, très modeste, est orné de guirlandes. Il y a foule. Les hommes fument et boivent la vodka, accroupis sur l’aire de la maison. Les enfans se pressent contre les vitres de l’unique petite fenêtre pour assister à la réception qui a lieu dans la chambre où nous accueille une pauvre petite femme, fanée, ridée, mais dont le visage à une expression sympathique de douceur souffrante et de dignité. Nous l’embrassons, c’est la mère ; et nous embrassons aussi la mariée, moins gentille assurément qu’elle ne le serait sous sa chemise et sa jupe courte de tous les jours. Elle se tient très raide en robe de drap vert garnie d’un ruban de velours. Un tablier de coton blanc brodé de rouge, ou plutôt l’essuie-mains employé à cet usage, tombe devant elle ; des fleurs d’oranger rattachent le mouchoir à demi envolé qui demain cachera entièrement et pour jamais sa chevelure blonde. Et le marié a le même bouquet de fleurs d’oranger retenu par des flots de rubans. L’égalité sur le chapitre de la morale, une pour les deux sexes, est donc proclamée en Russie. Il porte une svietka toute neuve, des bottes terriblement neuves aussi ; elles ne l’empêcheront pas cependant, quand les trois musiciens qui composent l’orchestre entreront dans la maison, de donner le signal de la danse, en exécutant avec un garçon d’honneur des pliés très savans et des sauts vertigineux. Nous sommes assises près de la table, chargée de petits gâteaux blancs bien secs, le traditionnel prianik. Le frère bossu, rayonnant et tout enrubanné, nous verse la vodka, et les verres que nous refusons vont se joindre à beaucoup d’autres qui jetteront notre cocher, resté avec les chevaux, dans une périlleuse ivresse.

Sous la porte les musiciens sont debout, la contrebasse, un beau gars en bonnet de fourrure, et deux violons, l’un vieux, noir et crochu, à figure de juif, l’autre un gamin qui racle son instrument avec délices. Nous nous demandons où l’on pourra danser dans cette chambre unique remplie à moitié par un immense lit de planches. Le poêle, ce monument inévitable, et les bancs sur lesquels sont jetés des draps de chanvre, complètent l’ameublement. À peine y a-t-il place, au milieu, pour le couple de danseurs, deux garçons d’abord, puis deux filles, puis un