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trahir le nom de l’auteur. L’auteur lui-même le livrait plus loin, comme enfoui au milieu de son texte, dans le récit d’une conversation avec M. de Talleyrand. « Il se leva, fut à la porte de son cabinet de tableaux et, après s’être assuré qu’elle était fermée, il revint à moi en me disant : Madame de Coigny… » Ce nom se trouvait signé à chaque mot par l’écriture des Mémoires : entre les lettres d’Aimée qui sont aux mains de quelques curieux et le manuscrit, l’identité d’aspect est évidente. Qu’enfin ce manuscrit se trouvât dans la maison de Bérenger, rien de plus naturel. M. de Boisgelin, pour qui il avait été fait, avait une fille qu’il maria à un Bérenger[1] ; le manuscrit recueilli par celle-ci dans la succession de son père entra ainsi dans les archives de Sassenage.

La plus imprévue des circonstances mettait donc en mes mains cette œuvre que l’on croyait détruite.

S’il eût été fâcheux qu’elle restât inconnue, les lecteurs de la Revue en décideront les premiers, sur un résumé du manuscrit et le texte de plusieurs pages[2]. Toutefois, comme ces Mémoires, suite de témoignages et d’opinions, doivent inspirer la même confiance que mérite le caractère d’Aimée, et comme ce caractère reçoit une clarté nouvelle de ces souvenirs, il ne faut pas séparer ce qu’elle dit de ce qu’elle fut. Au moment où celle dont on a tant parlé va parler elle-même, il est temps de la juger. Sa vie est une préface de son œuvre. C’est ainsi que j’ai été amené à étudier à mon tour cette femme célèbre et mal connue.

Il y a pour un historien deux joies : découvrir ce qu’ignorent les autres et renverser ce qu’ils croient savoir. Les familiers du cœur humain prétendent que de ces deux joies la plus délicieuse est la seconde. L’une et l’autre m’ont été données. Presque tous ceux qui se sont occupés d’Aimée sont inexacts : inexacts même sur les dates de sa naissance, de ses mariages, de son arrestation, de sa mise en liberté, tous événemens constatés par pièces officielles et à propos desquels il suffisait de chercher pour trouver. On reconnaît dans leur faire l’artifice grâce auquel trop d’historiens, semblables à certains marchands, donnent l’apparence du fini à des matières médiocres et médiocrement travaillées. Le goût du public pour le nouveau dirige, mais précipite, leurs recherches.

  1. Raymond Gabriel de Bérenger, officier de cavalerie, aide de camp de Murât, puis officier d’ordonnance de Napoléon, mourut le 30 août 1813 d’une blessure reçue à la bataille de Dresde.
  2. Les Mémoires d’Aimée de Coigny seront édités le mois prochain par la librairie Calmann-Lévy.