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Elle se plut à la gaîté des autres, elle y ajouta la sienne, se trouvant deux fois libre de tout dire, et parce qu’elle était déjà femme, et parce qu’elle était encore enfant. Enfant par la turbulence, l’audace, l’imprévu et cette acidité de fruit vert qui plaît aux palais blasés. Versailles, bien qu’il n’eût plus de sérieux, avait encore de l’étiquette. Aimée n’y parut guère. Paris offrait aux fantaisies de ses allures un théâtre plus libre, et partout le même spectacle : l’universel et public rapprochement des hommes et des femmes par des attractions spontanées ; le mariage déshabitué de défendre ses droits contre les caprices qui séparaient, avec un parti pris d’ignorance et de libertés réciproques, les époux. 1789 fut pour elle aussi la date où sur la ruine des vieilles mœurs commença la tentative de la liberté. Elle avait tout disposé pour goûter en une aventure beaucoup de plaisirs : elle voulut non seulement satisfaire sa passion, mais l’amuser, l’illustrer et l’accroître par le chagrin causé à d’autres. Elle se donna tout cela en se donnant à Lauzun.

On distingue d’ordinaire la noblesse d’épée et la noblesse de robe. On y pourrait joindre la noblesse de jupes, celle qui faisait sa fortune par les femmes. Les Lauzun étaient la plus célèbre des familles illustres en cet art. Au Lauzun de la Grande Mademoiselle avait succédé le Lauzun de toutes les dames, à la ville comme à la cour roi de la galanterie. Cette allure conquérante et rapide qui promettait à chaque femme si peu de son vainqueur, au lieu de les mettre en défiance contre un bien si partagé et si court, les rendait follement avides de ce qui était si disputé. Sa renommée lui permettait de changer le rôle des sexes dans ce que Montesquieu appelle « la muette prière. » Ce sont les femmes qui la lui adressaient, pas toujours muette ; c’est lui qui avait à se défendre, inviolablement respectueux des laides. Il touchait d’ailleurs la quarantaine, et, à une femme dont le mari n’avait pas vingt ans, eût dû paraître presque vieux. Mais il avait gardé la séduction la plus irrésistible de la jeunesse, tant chacune de ses passions semblait être la première, l’unique, tant il donnait à chaque femme et avait l’impression qu’au moment où il la désirait, elle comptait seule pour lui. Surtout il était un causeur d’une variété, d’une verve, d’une drôlerie sans pareilles. Après plus de trente ans, un roi, et qui se connaissait en esprit, gardait encore vivante l’impression de cette parole. En 1820, au moment où furent annoncés les Mémoires de Lauzun,