Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/653

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Louis XVIII, qui savait don Juan féroce comme la vanité et capable de soutenir, fût-ce par le mensonge, son renom d’irrésistible, redoutait des insinuations offensantes pour la mémoire de Marie-Antoinette. Il confiait cette inquiétude à Decazes et l’un de ces billets qu’il lui écrivait chaque jour, sur le ton d’un père à son fils, dit de Lauzun : « Il était impossible d’être plus amusant qu’il n’était : moi qui te parle, je serais resté vingt-quatre heures à l’écouter[1]. »

Qui plaît aux princes n’est pas loin de plaire aux duchesses. Aimée fut délicieusement fière d’attirer cette manière de héros : elle était femme à lui renvoyer le volant des légèretés spirituelles. Ils s’étonnèrent, lui de trouver tant d’à-propos dans tant de jeunesse, elle tant de jeunesse dans tant de renommée, et leurs coquetteries se conquirent.

Enfin, tout ce que Lauzun avait de cœur appartenait à une cousine d’Aimée, la marquise de Coigny, à la femme dont Marie-Antoinette disait : « Je suis la reine de Versailles, mais c’est elle qui est la reine de Paris. » Rendre le plus séduisant des hommes infidèle à la femme la plus à la mode, c’était triompher à la fois de l’un et l’autre sexes. Ce sont là de ces raisons auxquelles il faut beaucoup de raison pour ne pas se rendre, et il était difficile de débuter mieux dans le mal.

On a dit que la marquise avait su maintenir Lauzun dans la discrétion passionnée d’un amour tout idéal. Une seule chose le donnerait à croire, c’est la constance de Lauzun pour cette femme : la fidélité d’un tel homme est de la gourmandise qui attend. Mais, s’il accepta le jeûne avec la marquise, il le rompit avec la duchesse. Il avait à Montrouge une de ces « folies » qui servaient aux rendez-vous et qu’Aimée, dans une lettre, appelle « mon pauvre Montrouge. » Leurs rencontres n’y eurent aucune originalité.

L’extraordinaire fut le sérieux du sentiment que la plus évaporée des femmes vouait au plus frivole des hommes. Lasse d’avoir jusque-là porté seule le poids de ses pensées et de ses actes, que ni son père ni son mari n’ont dirigés ou soutenus, elle goûte le repos délicieux de confier non seulement son cœur, mais son intelligence et sa volonté. C’est une docilité qui cherche son joug. Rien jusqu’alors n’avait été plus étranger à la jeune

  1. Cité par Ernest Daudet, dans son livre Louis XVIII et le duc Decazes. Plon, in-8o, 1899.