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charges. C’est à ce moment que fut découvert le complot des prisons : les complots sont en tout temps la ressource des gouvernemens embarrassés. Les suspects devaient être irrités de leur captivité par provision et souhaiter la fin de cet arbitraire. Il suffisait d’appeler ces colères et ces espérances un attentat contre la République. Pour recueillir les propos dont on avait besoin, les provoquer, les suppléer au besoin, on mêla aux suspects des hommes qui semblaient des prisonniers et étaient des agens. A Saint-Lazare, trois misérables acceptèrent ce métier. Aucun d’eux n’était Français. Le principal, Joubert, acteur belge, avait trouvé là le seul rôle pour lequel il fût doué, le rôle de traître. Il le jouait à dessein assez mal pour que les prisonniers devinassent son vrai personnage, et il inscrivait sur sa liste, comme conspirateurs, ceux qu’il estimait les plus riches. Puis il traitait avec eux de leur radiation, tout prêt à reconnaître l’innocence de qui la lui prouvait en bonnes pièces. Mais il n’effaçait un nom que pour en inscrire un autre. Ces nouvelles victimes étaient sollicitées de se disculper au même prix, et ces marchandages successifs réduisaient la liste à ceux qui, trop fiers ou trop pauvres, semblaient à Joubert indignes de pitié. Et, malgré la hâte des terroristes, il prenait le temps de faire et de défaire, car le pourvoyeur de l’échafaud, Fouquier-Tinville, était de moitié dans celle exploitation fructueuse de la mort.

Montrond suivait ce travail avec l’attention d’un homme résolu à vivre, et il n’aurait pas cru sauver toute sa vie s’il eût laissé périr Aimée. Il sut qu’elle et lui figuraient sur la liste. Cent louis, dont il négocia le versement à Joubert, firent rayer les deux noms. Celui de Chénier était inscrit et resta.

Montrond, Chénier, deux visages de l’humanité, semblent rapprochés ici pour montrer l’infériorité du génie sur l’intrigue dans la tactique de la vie. Tandis que l’un achète les bourreaux, l’autre ne songe qu’à les juger. Tandis que l’un travaille à ne pas périr, l’autre ne s’occupe qu’à perpétuer le témoignage de sa conscience contre le mal triomphant, et c’est pour envoyer à son père ses vers écrits sur des bandes de toile qu’il corrompt un guichetier. Tandis que l’un surveille sans cesse la liste de mort, l’autre ne laisse pas les nouvelles troubler ses pensées, et ne veut rien enlever par un inutile effort de salut à la dignité de sa fin : il a toutes les maladresses d’une grande âme. Tandis que, pour l’un, s’intéresser à une femme, c’est entrer dans sa