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me disant : « Madame de Coigny, je veux bien du Roi, mais… » Je ne lui laissai point motiver son mais et, lui sautant au cou, je lui dis : « Eh bien ! monsieur de Talleyrand, vous sauvez la liberté de notre pauvre pays en lui donnant le seul moyen pour lui d’être heureux avec un gros roi faible qui sera bien forcé de donner et d’exécuter de bonnes lois. » Il rit de mon genre d’enthousiasme, puis il me dit : « Oui, je le veux bien, mais il faut vous faire connaître comment je suis avec cette famille-là. Je m’accommoderais encore assez bien avec M. le Comte d’Artois, parce qu’il y a quelque chose entre lui et moi qui lui expliquerait beaucoup de ma conduite. Mais son frère ne me connaît pas du tout : je ne veux pas, je vous l’avoue, au lieu d’un remerciement, m’exposer à un pardon ou avoir à me justifier. Je n’ai aucun moyen d’aboutir à lui et… — J’en ai, lui dis-je en l’interrompant. M. de Boisgelin est en correspondance avec lui et, dans ce moment, il a une lettre prête à lui être envoyée. Voulez-vous la voir ? — Oui, certes, venez demain me l’apporter, je meurs d’envie de la lire, » me répondit-il assez vivement.

Je ne puis encore me rappeler sans émotion le plaisir que j’éprouvai au moment où je crus voir l’accomplissement du vœu le plus vif et le plus pur que j’aie jamais formé. Je me rendis rapidement chez moi, où M. de Boisgelin m’attendait, et je lui criai en entrant : « Il est à nous, il veut lire votre lettre au Roi. » Rien n’égala le transport de joie de Bruno.

Nous nous mîmes à copier la lettre en soignant très fort le paragraphe dans lequel il était question de M. de Talleyrand. L’explication abrégée quoique générale, de sa conduite, sa haute position politique et l’impossibilité que, sans lui, le Roi pût jamais parvenir au trône, tout cela fut tracé d’une main assez habile. Le lendemain, je me rendis rue Saint-Florentin, avec mon papier dans mon sac. A peine fus-je entrée dans, la chambre à coucher que, fermant la porte avec précaution, M. de Talleyrand me dit : « Asseyez-vous là, et lisons. » Il prit la lettre et, d’une voix basse, mais intelligible, il commença à lire très lentement. A mesure qu’il avançait, il disait, en s’interrompant : « C’est cela : à merveille. C’est parfait. C’est expliqué admirablement ! » Enfin, quand il en vint au paragraphe qui le regardait, il eut un mouvement très marqué de satisfaction et le relut encore. Lorsqu’il eut achevé toute sa lecture, il la recommença plus lentement, pesant et approuvant tous les termes ; ensuite il me dit : « Je veux garder cela et le serrer. — Mais cela va vous compromettre inutilement. — Bah ! me répondit-il, j’ai tant de motifs de suspicion, celui-là me plaît. » J’exigeai cependant qu’il le brûlât, et, allumant une bougie à un reste de feu presque éteint qui était dans l’âtre, il tortilla le papier en s’approchant de la bougie, le jeta enflammé dans la cheminée et croisa dessus la pelle et la pincette pour empêcher que les cendres ne s’envolassent par le tuyau. « On n’apprend qu’avec un homme d’État, lui dis-je, à anéantir un secret bien secrètement. »

Après cette petite opération, M. de Talleyrand se retourna de mon côté et me dit : « Eh bien ! je suis tout à fait pour cette affaire-ci, et, dès ce moment, vous pouvez m’en regarder. Que M. de Boisgelin entretienne cette correspondance, et, nous, travaillons à délivrer le pays de ce furieux ! Moi, j’ai des moyens de savoir assez exactement ce qu’il fait. J’ai avec Caulaincourt