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vie. » Il a donc pu sans ingratitude travailler par la ruine de l’Empire au triomphe de la paix et des lois. Ainsi les souples contradictions de la conduite ne prouvent que la constance de la volonté. Talleyrand n’avait que le choix d’accepter certaines complicités avec le mal pour limiter le mal, ou, pour fuir tout contact avec le mal, de laisser comme les émigrés, « les fainéans du siècle, » toute la place au mal. Et, dans ses actes, le bien seul est à lui, le mal est la faute du temps.

Mais l’admiration est en Aimée une victoire de l’amitié sur la nature, et cette nature observatrice et irrespectueuse reprend ses droits quand Aimée note ce qu’elle-même a vu et entendu. Ses récits commentent et diminuent ses louanges. Si puissant qu’elle proclame cet esprit, elle a surpris la pensée du grand politique, dans l’urgence et la gravité tragiques de l’heure, au moment où l’Empire, prison de la liberté mais forteresse de la puissance française, menace ruine, et où il faut bâtir sur d’autres fondemens. Or, l’oracle n’a trouvé qu’une inspiration, la Régence, l’Empire sans l’Empereur, la voûte sans sa clef. La Régence était le moindre changement, celui qui dans la déchéance du monarque laissait au père la consolation de transmettre le pouvoir à son fils : la préférence de Talleyrand a été droit au régime le plus facile à obtenir. Voilà qui définit l’habileté de l’homme et la nature de ses ressources. La supériorité de cette intelligence n’était pas dans la portée lointaine des divinations, ni dans la puissance logique des jugemens, ni dans la solide architecture des projets, mais dans une opportunité qui, sans prétendre à fixer l’avenir, bornait son adresse à sortir des difficultés par l’issue la plus proche, fût-elle une impasse, comptait sur cette continuité de ressources, pour résoudre au fur et à mesure les embarras nés à leur tour des habiletés, et tenait la vie pour une succession de hasards où il était toujours nécessaire d’improviser et toujours vain de prévoir.

Que même ce contempteur des principes, fertile en expédiens, et incomparable dans l’art d’accommoder les restes, ait laissé parfois le hasard conduire tout. Aimée de Coigny le constate. Elle démêle dans cette réputation l’artifice : elle ose reprocher au prophète une « muserie qui est dans son caractère, qui lui fait profiler de l’événement n’importe lequel et se donner le mérite de l’avoir prévu et arrangé secrètement, quand il n’a fait que l’attendre dans le silence. »