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De même elle a beau dire que l’amour du bien général l’ait l’unité des combinaisons où il se mêla. Le jour où Mme de Coigny se jetait d’un si bel élan au cou du vieil enfant prodigue, en récompense de son retour au foyer monarchique, elle voulait étouffer dans un baiser le « mais » qui déjà, gâtait la conversion. Par ce « mais » Talleyrand subordonnait sans embarras sa paix avec les Bourbons à la faveur qu’ils lui garantiraient. On compte sur sa main pour commencer le mouvement qu’il déclare le salut de son pays ; il la tend pour recevoir. Moine rassuré sur le, salaire, il tient avant tout non à ce que son action soit efficace pour la France, mais à ce qu’elle ne soit pas compromettante pour lui. Le premier geste de son alliance avec les monarchistes est pour anéantir l’écrit qui la propose. Sa promptitude à admettre, au premier mot de Mme de Coigny, qu’il y aurait témérité à ne pas détruire cet indice ; sur le papier qui se consume, cette pelle et cette pincette croisées par le prince lui-même pour empêcher que rien du secret ne s’envole ; cette persévérance à pousser les autres sans se mouvoir ; cet art de glisser à l’oreille les mots suspects et libérateurs sans que ses lèvres semblent s’ouvrir ; tandis qu’il se garde ainsi, son insistance à répéter aux autres, comme l’argument décisif, que leur énergie ne fera pas tort à leur sûreté ; son calme supérieur, dédaigneux et discrètement ironique pour les idées dont il veut échauffer l’opinion pour la liberté et les droits publics ; son mot d’ordre en faveur de « ces plus belles choses du monde qu’on peut dire sans danger : » tout est d’un homme qui se moque de tout, sauf des risques.

Mais si Mme de Coigny prête au personnage plus qu’elle ne retrouve quand elle l’analyse, ce mécompte ne prouve pas l’inexactitude, il atteste au contraire la fidélité de l’observatrice à reproduire les apparences. Il est la mesure de l’illusion que Talleyrand fit toujours à ses contemporains. De même, l’impression qu’il laisse de lui à la postérité est supérieure à ses desseins et à ses actes, parce qu’il impose et en impose grâce aux prestiges du passé survivant en lui. Ses traditions de race donnent de l’aristocratie à ses moindres actes et de la taille à ses mérites, transforment sa boiterie morale comme l’autre en une sorte d’élégance, changent l’aspect de ce qu’il fait par la manière dont il le fait, lui gardent, à quelques compagnies et à quelques complicités qu’il s’abaisse, un air d’assurance, de fierté