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Vivre près de lui, c’est être au croisement de toutes les voies. Aimée est là. Tandis que les gens passent sous le feu de ses terribles regards, il lui suffirait de peindre pour créer une galerie d’inestimables portraits.

Et pourtant ce manuscrit commencé avec tant de joie s’arrête après la soixantième page. Cette plume exquise et redoutable tombe des mains qui la maniaient si bien, et le signet de soie marque la place où le goût de poursuivre plus loin s’est épuisé. Car ce n’est pas le temps qui a fait défaut à l’écrivain. Trois années lui restaient encore pour le travail et la renommée ; elle ne les a données qu’au silence. Cet inachèvement de l’œuvre complète la vérité de ce caractère et la logique de cette vie.


XIV

Le sort ne fait pas toujours justice aux vivans. Entre leurs destinées et leurs mérites, la contradiction s’élève parfois jusqu’au scandale. Et ce n’est pas le moins insolent triomphe de ce désordre que le bonheur de certaines femmes. On en voit, séductrices des événemens comme des hommes, s’assurer par les caprices de leurs cœurs contre ceux de la fortune ; sur ces deux choses les plus fragiles du monde bâtir solidement leur vie ; obtenir par la galanterie l’argent, l’influence, les amitiés, la considération ; éteindre les orages de leur jeunesse dans l’apaisement de soirs tranquilles et doux, et joindre aux joies des impures les récompenses des sages. Ces spectacles troublent la conscience et la tenteraient de conclure que la vertu est sans action sur les hasards de la vie.

Il ne faut pas se lier à cette immoralité du sort. Les fautes ne réussissent pas à tout le monde. Pour ne pas trop décourager de l’honnêteté, la vie, comme les contes, change parfois Je bien en récompense et le mal en châtiment.

Cette loi de justice gouverne toute l’existence d’Aimée de Coigny.

Les libéralités gratuites et magnifiques de la nature avaient prodigué à cette femme toutes les chances de bonheur. Naissance, richesse, beauté, savoir, charme, art de se faire aimer et énergie d’aimer ; intelligence que la perfection de la tendresse est le dévouement et le sacrifice ; goût de porter cette générosité non seulement dans l’amour, mais dans la raison ; impartialité