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Le voyage de Condé se fit à petites journées. Le 20 avril, il était à Nimègue, où Luxembourg, deux jours après, vint lui souhaiter la bienvenue. L’entretien fut cordial, chaleureux même, de part et d’autre. L’affection constante et mutuelle de ces durs hommes de guerre est un côté touchant de leur histoire, un trait d’humanité parmi tant d’actions terrifiantes. Ils revinrent ensemble à Utrecht, et s’y fixèrent aux premiers jours de mai. « M. le Prince arriva hier ici, écrit Luxembourg le 3 mai. Il y ordonna mieux toutes choses que je ne pourrais seulement vous le dire. C’est pourquoi je ne vous écrirai plus que pour vous demander la continuation de votre amitié, et vous assurer de mes très humbles services. » L’arrivée du grand capitaine inaugure une période d’activité fébrile. Le « génie agressif » du héros de Rocroi répugnait à l’attente comme à la défensive ; la seule idée de demeurer, les bras croisés, prisonnier des inondations, sans autre chose à faire que surveiller l’ennemi, le remplissait d’une mortelle impatience. Pendant plusieurs semaines, Luxembourg et le duc d’Enghien furent expédiés par lui dans toutes les directions sonder la profondeur des eaux, étudier les défenses des digues, chercher de mille façons par quelle voie pénétrante on pourrait débusquer Guillaume de ses postes inaccessibles, atteindre le réduit où il tenait notre armée en échec. Tous deux s’y acharnèrent, ne reculant devant aucune fatigue, s’avançant « dans l’eau jusqu’aux sangles. » Ils tentèrent également de pratiquer des « coupures » dans les digues, pour provoquer un écoulement et diminuer la hauteur de la nappe. Rien n’y fit ; tout fut inutile. Condé dut à son tour se résigner à l’immobilité qui avait mis à une si rude épreuve l’ardeur non moins fougueuse de son prédécesseur. Le dépit de cette impuissance et son énervement furent tels qu’il en tomba malade, moins de la goutte, assurent les Relations, que « du chagrin de voir qu’il n’était rien à faire, et qu’il ne pouvait pas exercer son courage. »

C’est au milieu de cette phase de langueur que Luxembourg et M. le Prince eurent la joie imprévue de voir débarquer à Utrecht, l’un sa sœur préférée, la seule personne de sa famille qui semble avoir quelque place en sa vie ; l’autre, la compagne admirée de son adolescence, la première femme, dit-on, qui fit battre son cœur, l’objet, dans son âge mûr, de sa plus durable passion, celle dont ni les fréquens rebuts, ni l’infidélité notoire, ni la perfidie reconnue, ne purent jamais le détacher, celle enfin,