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couleur et par le ton. De ce genre, à peine serait-il exact de dire, comme nous le faisions tout à l’heure, qu’à une certaine date, il soit mort : car cela impliquerait qu’à une autre date, il avait été vivant. Or, dès le moment où il s’essayait à naître, il s’était trouvé pris entre deux genres trop fortement constitués : la tragédie, vieil arbre où la sève ne montait plus, mais qui, par sa masse, bouchait encore la route, le mélodrame qui alors faisait fureur. Tous deux répondaient à des besoins réels et tous deux avaient des racines dans la nature de l’esprit. Le drame n’avait su qu’osciller entre les deux, tantôt se laissant absorber par l’un, tantôt se confondant avec l’autre, sans jamais arriver à se réaliser lui-même sous une forme volontaire et indépendante. Au début, il s’était tenu plus près de la tragédie, encore en possession de la scène et dont le prestige continuait de s’exercer sur ceux mêmes qui voulaient la détruire. Cromwell est une tragédie, dans la plus précise acception du terme : l’exposé sous forme dramatique d’une crise morale. Hernani est une tragédie dont la scène voyage en plusieurs endroits. Chatterton est une tragédie, quoiqu’en prose, et Racine en eût approuvé la simplicité d’action. Plus tard, et à mesure que les auteurs perdent de leurs scrupules, c’est vers le mélodrame que penche le drame, et il y penche au point d’y tomber. Non seulement c’est le cas de tous les drames en prose de Victor Hugo, et Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo n’ont rien à envier à la Tour de Nesle, mais le superbe manteau poétique des Burgraves n’est jeté que sur une armature de mélodrame. Rien n’y manque : souterrains, fenêtres sanglantes sur l’abîme, philtre, cercueil, une bohémienne qui dans l’espèce est une Corse, l’enfant perdu et retrouvé, les déguisemens, les changemens de nom, les reconnaissances. En sorte qu’à l’heure où les romantiques renoncent à écrire pour le théâtre, le répertoire de la tragédie s’est accru de quelques tragédies altérées et faussées, celui du mélodrame de quelques mélodrames mieux écrits que les autres ; mais on n’a pas vu s’installer à la scène un troisième genre, ayant son originalité propre et différant, par sa constitution intime, de tout ce qui n’est pas lui.

D’où vient, d’ailleurs, chez Hugo et ses amis, cette impuissance à créer ce genre dont ils avaient si péniblement échafaudé la théorie ? La raison en est toute simple : c’est qu’amenés par les circonstances à faire irruption au théâtre, où leurs tendances naturelles ne les portaient pas, ils n’ont pas considéré que le théâtre eût des lois auxquelles ils dussent se soumettre. Cette idée ne leur est pas venue que, pour mener à bien l’œuvre nouvelle qu’ils entreprenaient, il leur