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l’Europe de Charlemagne, celui de Barberousse est une « méditation » sur l’Allemagne féodale.

Souvent médiocres pour la pensé » ; et pour le sentiment, les premiers recueils lyriques de Victor Hugo sont déjà incomparables pour la valeur pittoresque. La couleur, qui avait été, dans les Orientales, la grande nouveauté, est pareillement le mérite le moins contestable des drames de Hugo. On n’avait encore rien vu à la scène, on n’y a rien vu depuis qui fût d’un coloris si riche et si chaud. Les exigences de cette faculté de vision colorée n’expliquent pas seulement pourquoi le décor et le costume feront désormais partie intégrante du drame, elles rendent compte du choix des sujets : Hernani et Ruy Blas sont des débauches de couleur espagnole, Marion Delorme est une fantaisie pittoresque dans le genre Louis XIII et les Burgraves dans le genre moyenâgeux. Par là encore s’explique l’invention de certains personnages, le rôle tout picaresque d’un Saltabadil, la truculence d’un Don César, héritier en droite ligne du burlesque de Scarron. Ce goût du burlesque, qui a été de tout temps un travers de l’esprit de Victor Hugo, lui avait inspiré l’étonnante théorie du grotesque qui tient dans la Préface de Cromwell une place si démesurée, et où il ne faut voir que l’expression d’une tendance de son esprit dont il fait hardiment et complaisamment une loi de l’esthétique. De là sa sympathie pour le rôle « shakspearien » du fou : il y a dans Cromwell quatre fous d’ailleurs inutiles, il y a dans Marion Delorme un fou lugubre, et tout vient aboutir à la conception vraiment délirante du rôle de Triboulet, le fou tragique et sublime

Certes il faudra attendre les Châtimens pour voir la verve satirique de Hugo se déployer dans toute son ampleur ; mais, à travers son théâtre, elle avait fait déjà plus que de s’essayer. La déclamation passionnée et furieuse y éclate atout instant, et la scène s’y change eu une tribune d’où le poète vengeur, avec des éclats de voix et un luxe de rhétorique exaspérée, fait la leçon aux grands de la terre. Le Roi s’amuse n’est d’un bout à l’autre qu’un pamphlet : c’est tantôt Saint-Vallier qui y injurie la royauté, et tantôt Triboulet qui humilie-la noblesse. Et l’apostrophe de Ruy Blas aux ministres de Charles II fait assez bien pressentir de quel ton l’exilé de Jersey apostrophera les ministres de Napoléon III.

Ce qu’on suivrait mieux encore à travers le théâtre de Victor Hugo, c’est le développement de son génie épique. Déjà, dans Hernani, tout ce qui n’était pas lyrisme était épopée. Ruy Gomez, Nangis, Saint-Vallier sont de » "vieillards qui semblent détachés de nos anciennes