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fièvre ou d’affaissement moral ruine pour longtemps l’autorité d’un chef de caravane, si un autre Européen prend la direction. Ainsi, malgré casque et ombrelle, j’eus, aux environs du lac Baringo, un coup de soleil qui me coucha évanoui sur le sol. Nul ne prit en mes lieu et place le commandement de mes hommes, et quand je donnai mes ordres, je n’avais rien perdu de mon autorité passée. Mes noirs m’avaient entouré, fort tristes de me croire mort ; puis me transportèrent sur mon lit sans que je reprisse connaissance. Dans ma torpeur, je les entendais dire : bana akoufa, le maître est mort. Dans ce pays, où les corps se décomposent si rapidement, je craignais, de la part de mes serviteurs, un trop grand empressement à m’enterrer.

Le 9 juillet, dans une longue marche vers le sud, j’atteignais la station télégraphique de Molo ; avant de commencer mon récit, je demande au lecteur la permission de me présenter, moi et mes noirs.

Nul Européen ne me prend, à l’étranger, pour un Français, en Afrique moins qu’ailleurs. Joint à ma haute taille, le costume khaki, complété par le casque indien et les molletières jaunes, me faisait passer pour un officier anglais, et les indigènes révoltés m’eussent, sans aucun scrupule, massacré en cette qualité. Un observateur attentif devinait, à la coupe militaire de mes vêtemens et au col blanc presque d’uniforme, que j’étais un « Frenchman ; » mais, bien loin de s’attendre à trouver un officier français dans ces parages, il me prenait pour un missionnaire catholique allant rejoindre son poste dans l’Ouganda.

J’étais toujours suivi de mon fidèle Gambéra. Il était de ces gens qui ont vieilli, mais qui n’ont pas d’âge. Sa langue était encore plus alerte que ses jambes. Il portait mes deux fusils, un winchester et un mauser, auxquels il ajoutait ma gourde et parfois mon revolver. Le chasseur européen, en ces pays torrides où l’on chasse presque toujours à vue, ne s’embarrasse pas de ses armes, ce qui faillit me jouer un mauvais tour. Un jour que, les mains dans les poches, je m’en allais, suivi de loin par Gambéra, j’eus un tête-à-tête avec les Massaïs : la conversation, fort courtoise au début, dégénéra en gestes où je représentais évidemment une cible. Ma pose toute napoléonienne, avec la main dans l’entre-deux de ma veste, ne m’eût pas préservé d’un mauvais sort si mes gens n’avaient surgi à l’horizon. La prudence fit que désormais je ne me séparai plus de mon revolver.