Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour faire cinquante milles ou quatre-vingts kilomètres, en deux étapes au plus, avec des hommes déjà exténués.

Le fort Ternan ne restait pas dans de meilleures conditions : presque sans vivres, privé des hommes envoyés à Ravine et des miens, il n’avait plus que quarante soldats, mais heureusement se défendait par la force de l’enceinte.

Le dimanche 29 juillet, à six heures du matin, nous nous mettions en retraite vers Molo. Le lieutenant W..., levé avant l’aurore, présidait lui-même au départ de la caravane. M. C... était déjà parti avec l’avant-garde : un officier indigène devait commander l’arrière-garde.

Le lieutenant W... vint prendre congé de moi, inquiet de nous voir nous enfoncer dans ce pays parcouru en tous sens par les indigènes révoltés : il me supplia de prendre le commandement des derniers Soudanais d’arrière-garde. Blessé par son refus de la veille, j’hésitai longtemps ; le dernier porteur était passé, que je n’avais pas accepté. Enfin, l’orgueil de mètre assez fait prier, l’espoir de livrer combat, plus encore la conviction que ma place de soldat était à l’arrière-garde, dans l’intérêt de tous, me firent consentir, pour la seconde fois, à prendre le poste dangereux, dans des conditions rendues encore plus mauvaises par la démoralisation due à la retraite et aux misères endurées par les soldats.

La caravane n’avait pas encore marché cinq kilomètres ; après avoir gravi les hauteurs qui dominent le fort Ternan, elle s’allongeait sur le versant opposé, quand, de ma personne, j’arrivai sur le faîte. A ma droite, s’étendait, indéfinie en profondeur comme celle de la mer, la ligne bleue du Victoria. Derrière nous et comme à nos pieds, dormait le fort Ternan, assoupi dans sa tranquillité. Sur l’autre versant, s’agitaient en masses confuses, bêtes et gens, fort ennuyés de notre venue. Un grand troupeau traversait notre route, à peu de distance de l’avant-garde, les bêtes au galop sous l’aiguillon des lances. C’était tout un peuple venant des bords du Grand Lac, fuyant devant les compagnies anglaises, comme les Cimbres et les Teutons devant les légions. Sur le sentier, filait la caravane dans l’herbe haute. Aucune résistance en tête, mais à droite, à gauche, en arrière, bruissaient les herbes : nous étions enveloppés. La guerre au pays noir ressemble fort à la chasse aux fauves, qui n’attaquent jamais de face, mais seulement par surprise. C’est alors qu’avec un rare