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à-propos militaire, M. C... détache de l’avant-garde l’officier indigène avec douze soldats, la moitié de l’effectif, et lui donne la mission de prendre tout ou partie du troupeau. En même temps, il me fait appeler pour me demander mon avis : à première vue, c’était folie que de risquer la moitié d’une escorte, déjà trop faible, dans une aventure où les soldats pouvaient être enveloppés et détruits jusqu’au dernier ; dans le cas le plus favorable, le combat ne se terminerait pas sans tués ou blessés. La caravane était déjà trop lourde et surtout beaucoup trop longue, que serait-ce pour l’arrière-garde déjà surmenée de faire marcher les porteurs, s’il lui fallait pousser bœufs et moutons ? Le massacre du 9 ne prouvait-il pas que les indigènes, rendus furieux, renouvelleraient leur tentative, et que j’y resterais avec mes hommes ? Aussi, avais-je voix au chapitre. Je me décidai pour deux raisons. Les hommes souffraient de la faim, c’était un motif suffisant pour chercher à leur donner des jambes pour aller plus loin ; mais l’important surtout, pour moi, était le bluff. Cette manœuvre allait en imposer à l’ennemi ; qui ne pouvait croire, qu’avec aussi peu de soldats, nous eussions la témérité de l’attaquer et qui, dans chaque homme, compterait un fusil. Pour l’encourager dans cette opinion, je fis distribuer aux porteurs sabres-baïonnettes et tous autres objets miroitant au soleil.

Nous avions fait halte : un cordon de sentinelles nous entourait ; du point élevé que nous occupions, nous ne perdions rien des péripéties de l’attaque.

Les soldats s’étaient mis à courir. De temps à autre, l’un d’eux s’arrêtait pour tirer, rechargeait son fusil, puis repartait dans l’herbe. La masse grouillante, bêtes et gens, fuyait à toutes jambes. Les balles piquaient au hasard, tantôt la chair humaine, tantôt un animal qui s’effondrait ; et bientôt tous s’égayèrent comme la volée de perdrix surprise au lever du jour. Deux cents moutons stupides dans leur affolement, vinrent donner dans les soldats. Ainsi finit cette mémorable lutte.

Deux heures, M. C... et moi nous attendîmes le retour de nos hommes ; les porteurs allongés sur le sol trompaient la faim en sommeillant. L’arrivée de toute cette mangeaille les fit se dresser, comme les chiens qui, longtemps matés par le fouet du piqueur, se précipitent à la curée. C... et moi courûmes sur cette tourbe hurlant niama, niama, de la viande, de la