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viande ! Le fouet à la main, nous dispersions les groupes qui se disputaient les moutons éventrés. Quinze bêtes gisaient, la gorge ouverte, avant que j’eusse le temps de mettre un cordon de soldats. Un porteur, plus avide, avait caché sous son lamba une bête à demi morte, le sang et les entrailles tachaient l’étoffe blanche. Un coup de kibocho le fit sauver, laissant sa proie. La marche fut reprise aussitôt : le troupeau avait été placé en tête, derrière M. G... et les soldats. Au premier ruisseau, les damnées bêtes refusèrent de passer. Les pires parmi les porteurs affamés restèrent en arrière, aimant mieux manger et mourir dans la brousse que de continuer la marche. La mort leur importait peu, tant ils avaient faim. Dans le même moment, j’entendais se froisser les grandes herbes, sous la foulée des propriétaires qui nous suivaient à la piste. Tels les loups en bande guettent le voyageur des steppes et attendent le moment propice pour l’assaillir. Mes braves soldats ne manquèrent pas et je payai d’exemple. Empoignant les bêtes par les pattes, je les jetai sur l’autre bord, m’inquiétant peu des éclopés, et nous passâmes.

Le bonheur nous vint en marchant. Le capitaine B... était parti sans attendre d’ordre, pour ravitailler le fort Ternan. Il avait une imposante escorte de plus de cinquante soldats. Nous lui confiâmes les deux tiers des moutons pris à l’ennemi, et je vis avec plaisir nos poursuivans prendre le contre-pied et s’en aller vers le fort. Le soleil était descendu sur l’horizon quand nous dressâmes nos tentes sur les ruines fumantes de Campi Bibi. Ce poste avait été évacué et les indigènes avaient tout brûlé.

La nuit se passa sans incidens, et le jour se leva pour une étape de 60 kilomètres, avec la montée des Mau à 4 000 mètres, sous le grand soleil de l’équateur. Quelle longue et monotone journée dans cette forêt sans horizon ! Nous perdons encore deux heures à chercher une caisse de robinets qu’un porteur, peu scrupuleux, avait, à l’aller, laissée dans la brousse. Impossible de retrouver les si précieux robinets ! Dans ce temps, l’orage montait et nous surprend au sommet. La descente commença par un sentier aussi glissant que s’il eût été gelé. D’en bas j’apercevais la grappe des porteurs réduits à marcher à quatre pattes, semblables à des fourmis, qui traînent sur le sol un trop lourd fardeau. M. C... m’avait remplacé à l’arrière-garde ; les chances de se battre étaient bien minimes, et je trouvais avoir assez payé