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Si tu savais quelle joie et quel repos c’est que de savoir combien l’âme s’étend et se met au-dessus des événemens, combien alors elle participe de la nature absolue de l’Etre ! Au moins, par amour de tes opinions politiques, écoute-moi : tous les raisonnemens que tu vas faire sur le droit de propriété, d’association, la nature du gouvernement, l’avenir de la France, tout cela sera faible et sans valeur si tu ne remontes pas plus haut. Veux-tu traiter les choses politiques comme des questions d’amplification ou d’éloquence française ? Mais tu n’es ni un sceptique, ni un rhéteur ; au contraire, tu es un croyant, et tu crois même à la façon des catholiques, sans voir véritablement, ni savoir.

Un de mes anciens amis[1] vient de revenir d’Angleterre, où il a vécu deux mois dans l’intimité de M. Guizot, qu’il connaissait auparavant. Il en a rapporté des conseils par écrit sur les études préparatoires à la vie politique. Il faudrait que tu voies combien ces études sont nombreuses et approfondies !

Si tu persistes à lire Spinoza, lis-le lentement et prudemment. Il n’est mon maître qu’à moitié. Je crois qu’il a tort sur plusieurs questions fondamentales.


A Prévost-Paradol.


Paris, 18 avril 1849.

Je viens de lire ta lettre ; je t’aime comme cela ; écris-moi toujours ainsi, en t’abandonnant à ta pensée ou à ton sentiment ; est-ce que ce n’est pas la meilleure marque d’amitié d’écrire tout, sans chercher à rien déguiser ni adoucir, sans crainte d’attrister, ou d’offenser ?

Je te plains, mon pauvre ami ; je pourrais te guérir ; tu ne veux pas ; je le désirerai toujours, mais je crains qu’il ne soit bientôt plus temps[2]. La politique va l’emporter ; tu vas l’enrôler sous un drapeau ; puis, une fois dans la vie de l’action, comment pourras-tu revenir à la vie de la pensée ? Le retour te sera fermé. Ne l’est-il pas déjà ? Et n’est-ce pas cette ardeur pour la politique et l’action qui t’empêche d’étudier et de chercher

  1. M. Cornelis de Witt.
  2. Gréard, ibid., p. 150, 18 avril : « La philosophie qui fait ton repos, ne saurait faire le mien, tant je suis déjà mêlé aux choses de ce monde et engage avant dans la vie… Nos opinions diffèrent et nous nous brûlons nos dieux l’un à l’autre. Philosophe, quelle main peux-tu me tendre sans dire : voilà un matérialiste socialiste ? Quelle main puis-je te tendre sans dire : voilà un rêveur ? »