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et autres Latins entreprennent la découverte et la « marchandise » du Nord de l’Afrique, les Arabes leur apprennent qu’au delà du Sahara ou Grand Désert, s’étend le Pays des Nègres, Belad-es-Soudan : les Latins traduisent en Nigritie l’original arabe, mais ils n’oublient pas cet original, et nos cartes récentes écrivent encore « Soudan ou Nigritie. »

Ces doublets géographiques peuvent être d’un grand secours pour l’étude de la Méditerranée préhellénique, et ils apportent avec eux une certitude presque absolue. L’étymologie d’un nom isolé peut toujours sembler douteuse ou improbable : même démontrée, elle n’est que seulement vraisemblable ; par suite, l’origine d’un nom isolé reste toujours incertaine. Mais, en présence d’un doublet, la certitude s’impose. Il est bien évident, et d’une évidence immédiate, universelle, que, des pays s’appelant à la fois Soudan et Nigritie, Tcherna-Gora et Monte-Negro, si de ces noms les uns signifient dans les langues latines le Pays des Nègres ou la Montagne-Noire et si les autres, expliqués par une étymologie arabe ou serbe, nous ramènent au même sens, il est évident que tour à tour ces pays furent au contact des Latins et des Arabes ou des Latins et des Slaves et que deux commerces ou deux civilisations s’y sont succédé : quand nous n’aurions aucun autre indice de la pénétration arabe en Afrique et serbe dans l’Adriatique, nous pourrions affirmer encore qu’il fut un temps où le Pays des Nègres connut des marchands ou des conquérans arabes, et où la Montagne-Noire fut au pouvoir d’un peuple serbe.

Or la Méditerranée primitive est peuplée de doublets gréco-sémitiques. De Chypre à Cadix, ces doublets jalonnent les routes du vieux commerce phénicien. Une ville chypriote s’appelle Soloi et Aipeia, parce que le mot sémitique saloe ou soloe veut dire les roches et que le mot grec aipeia signifie l’escarpée. De même sur les côtes de Sardaigne, un îlot porte durant l’antiquité les trois noms de Énosim, Hiérakon nèsos, et Accipitrum insula. Les deux derniers sont faciles à comprendre et à reconnaître : ils sont grec et latin et signifient tous deux l’Ile des Eperviers Mais le premier, expliqué par une étymologie sémitique, ramène encore au même sens ; il est aussi formé de deux mots : e, ai ou i, en hébreu et en phénicien, signifie la terre, l’île, et nosim est le pluriel de nis ou nous qui signifie l’épervier. Cette Ile des Eperviers est située dans la rade de Carloforte que fréquentent