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parfaitement nul. Mais laissons là toutes ces misères. J’en suis si las, que je n’ai plus même envie d’en parler.

Nous sommes tombés tous les deux dans le même trou. Plus d’agrégation (pour moi du moins cette année), et pour tous deux dans dix-huit mois, un examen absurde qui recevra toutes les médiocrités. Que faites-vous à l’École ? Y restez-vous ? Prends-tu une autre carrière ? Quelle désillusion, mon ami ! Il faut être en province pour comprendre jusqu’à quel point les parens poussent la susceptibilité, et les élèves la bêtise. Je corrige des discours français, qui me donnent la nausée ; d’après l’avis du censeur, je refuse aux élèves qui me la demandent l’autorisation de lire les Provinciales ; j’entends dire par mes collègues que la philosophie a perdu l’Université. Ce qu’on demande au professeur, c’est l’absence d’idées, de passion, une âme machine, le vieux pédantisme des vieux cuistres qui enseignaient « Barbaro » et « Amo Deum. » Tout ce que tu acquiers à l’Ecole t’est nuisible, connaissances, distinction d’esprit, opinions personnelles, jugement libre sur quoi que ce soit. Je comprends enfin le grand mot de M. de Talleyrand : « N’ayez pas de zèle. » Le vrai professeur est un fossile parlant, qui ne sait pas un mot de son siècle, une sorte de La Harpe et de Lebeau[1]. Ton titre d’élève de l’École te sera funeste. Sortir de ce repaire infâme, c’est être pestiféré ; on n’imagine pas ce qu’il faut d’efforts, d’attention sur soi-même, de persévérance pour arrêter sur ses lèvres l’idée neuve, ou l’expression vive qui veut en sortir. On n’imagine pas surtout, quand on a passé trois ans parmi des gens instruits, et de grands auteurs, quelle désolation c’est de corriger les plates niaiseries emphatiques des élèves, de sentir qu’on n’est pas compris, de répéter forcément ce qu’on juge indigne d’être écouté, de rabaisser ses idées et son enseignement, de vivre parmi des gens sans idées ni passion, que les idées et la passion offusquent. Notre histoire est celle de Julien[2] au Séminaire.

J’essaie de me distraire en faisant mes thèses (la française sur la Sensation ; — la latine sur la Perception extérieure). J’ai laissé là les Allemands ; aujourd’hui, on ne peut les lire qu’en cachette. Creuser et mettre au jour les mines d’outre-Rhin, c’est s’exposer à faire explosion. J’ai écrit à M. Simon, supposant que M. Le Clerc lui remet encore l’examen des thèses, et qu’il me

  1. Humaniste et historien, secrétaire de l’Académie des Inscriptions en 1755.
  2. Stendhal, Rouge et Noir.