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la cour carrée que le premier je t’avais parlé sérieusement et intimement. Faisons comme alors. Platon a bien raison de dire qu’il n’y a que deux biens au monde, la philosophie et l’amitié.

Que font Marot, Ponsot, et la troisième année ?


A M. Léon Crouslé.


Poitiers, 2 juin 1852.

Mon cher ami, merci de tes bonnes et aimables lettres, et pardon pour mon silence obstiné. Je pioche depuis un mois et demi dans le rude sol du doctorat, de cinq heures du matin à onze heures du soir ; j’ai fait le brouillon du latin, et je viens de mettre au net la thèse française. Littéralement, j’ai l’âme noyée dans les sensations, les nerfs, la conscience, le cerveau, la perception extérieure, et je suis presque incapable encore de répondre à ta lettre.

Je regarde ma thèse avec plaisir et terreur parce qu’elle est nouvelle ; M. Garnier en a approuvé le sujet, mais en blâme les conclusions et finit par dire que je suis orateur et littérateur, mais non philosophe. Quelle mine fera-t-il en la lisant ? La sacro-sainte Sorbonne recevra-t-elle un hérétique ? Voilà la question qui me trotte aujourd’hui dans la cervelle. Mon sujet est beau ; la chose dont je traite est la limite des sciences morales et des sciences physiques, du monde naturel et du monde intellectuel. Elle donne la relation du moi et des nerfs, de l’âme et du corps, de la force et de la matière, de l’unité et de la multiplicité, et cela expérimentalement, ce qui est le grand problème des sciences naturelles ; elle donne une théorie du moi en tant qu’objet de la conscience, partant des idées, par conséquent de tous les phénomènes humains, puisque les volontés dépendent des passions et les passions des idées. Elle plonge donc dans les deux mondes, et donne le résumé de l’un et le principe de l’autre. Mais l’horreur, c’est qu’elle est nouvelle. Je vais écrire à M. Garnier, en lui envoyant ma prose, sur l’avantage des théories nouvelles, de la contradiction, etc. ; lui prouver syllogistiquement que je ne suis ni sceptique, ni matérialiste. Prie Dieu, ou plutôt les grands hommes de la petite salle noire par qui il se manifeste, d’être bénins et débonnaires.

Je tente la fortune comme notre ami Prévost. Ce serait trop, quoi qu’en dise Horace, d’avoir à la fois