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Exiguum censum turpemque repulsam.


Maintenant, mon cher, un mot sur ta morale. Je l’assure que j’ai l’âme parfaitement calme et que je n’éprouve ni mépris ni rancune pour les bonnes gens qui m’ont battu. Comme tu dis, je suis tout en Dieu, et je m’abîme dans l’espérance de la vie éternelle.

Depuis deux mois, je n’ai pas donné une heure de pensées à mon avenir, à mes espérances de fortune ruinées, aux affaires politiques ; par système, je ne lis plus de journaux, et j’évite les conversations irritantes. Je m’enferme dans l’abstrait et dans le général pur. Je tâche de vivre en dehors du temps et de l’espace, et je trouve même qu’on y vit fort bien. Un travail acharné et une construction d’idées donnent un contentement profond et une paix absolue. Quand j’ai la tête trop lasse, j’ai mon piano et la campagne, et j’y prends une quiétude infinie. On n’imagine pas cela dans votre fiévreux Paris, ni surtout dans notre ergoteuse École. Je comprends entièrement la vie de Descartes et de Spinoza, et je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas comme eux. Descartes, il est vrai, avait le suprême bonheur de posséder de quoi vivre, mais l’autre était obligé de polir des verres d’optique. Eh bien ! nous sommes obligés d’enseigner la rhétorique ou la grammaire. Est-ce pire ? pas du tout ; en moyenne, le service de l’État me prend deux heures par jour. Je trouve fort beau d’affranchir sa vie moyennant un si court esclavage. Nous allons en Terre Sainte, et le tribut qu’on nous fait payer à la porte n’est pas exorbitant. En cela l’Université est excellente ; pour peu qu’on supprime en soi l’ambition, le désir du plaisir, l’amour de la société et qu’on sache vivre seul avec ses idées, on peut y être heureux. Or j’espère pouvoir opérer toutes les réformes intérieures dont je te parle. Ceci est une affaire de temps. En sortant de l’École, nous sommes expansifs, politiques, militans ; nous avons besoin d’art et de société ; je pense qu’en quelques années on finit par se contenter de sa propre conversation et de celle des arbres et des nuages. L’Université a l’avantage de nous défendre toute autre vie que la vie scientifique. Elle nous force à être philosophes, sous peine d’être brutes. Mon choix est fait.

De même pour les élèves. On finit par les traiter comme ils le méritent : je mets les miens en retenue avec un succès parfait