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plateau découvert où l’on n’a pas de peine à se figurer le choc des armées de Pierre le Grand et de Charles XII, apparaît d’abord un petit clocher de bois ; puis les cinq coupoles d’une chapelle qui consacre à Dieu le champ de carnage. Des pèlerins l’entourent, hommes et femmes ; des femmes surtout. Ils viennent vénérer la Vierge aux trois mains, dont c’est la fête. En effet, la chapelle renferme une copie de cette image vénérée du mont Athos qui rappelle le supplice et la guérison de saint Jean Damascène. Ayant eu la main coupée par le bourreau, il promit à la Vierge, si le moyen de se rendre utile lui revenait, de dévouer sa vie tout entière aux bonnes œuvres. Et, pendant qu’il dormait, le miracle s’opéra : il trouva sa main rattachée au poignet, cette même main exsangue que nous voyons liée par une chaîne d’argent au bras de la grande Vierge couronnée, tenant sur ses genoux l’Enfant Jésus qui bénit des deux doigts.

Tout à côté, une icône d’argent représente la Sainte Famille ; c’est le don des officiers du régiment de Pskov, jadis engagé dans la bataille de Poltava. Ces ex-voto militaires sont assez nombreux en Russie. Après la guerre de 1812, les Cosaques du Don offrirent à la Sainte Vierge 1 640 kilogrammes d’argent dont sont sortis l’iconostase et la balustrade de la cathédrale de Kazan à Pétersbourg. Avec les marchands et le peuple des campagnes, l’armée se montre volontiers prodigue envers les églises : les autres classes de la nation sont beaucoup plus indifférentes. Le pèlerinage auquel nous assistons a d’ailleurs un caractère patriotique tout autant que religieux ; en même temps qu’à la Sainte Vierge, chacun rend visite au tombeau qui, tout près de l’église, recouvre les corps de 1 345 soldats russes. Sur l’emplacement où Pierre le Grand planta de sa main la première croix de bois commémorative, s’élève aujourd’hui un monument haut de vingt mètres que surmonte une grande croix de granit. On y accède par des escaliers placés des deux côtés de la table rappelant en lettres gravées que cet édifice fut construit avec les fonds légués à cet effet par le général Soudienko, conseiller d’Etat. Il donna cent mille roubles dont les intérêts accumulés depuis le règne d’Alexandre Ier ont servi à fonder de belles œuvres de bienfaisance, toutes groupées autour de cette croix.

Les pèlerins gravissent les marches en se saluant et s’entre-racontant d’où ils viennent. Quelques-uns ont fait trente, quarante verstes à pied, ou même davantage. Et, du haut de la