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bile et ils appellent cela des journaux. Ils se dévorent, et ne peuvent pas même se digérer.

Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et en deviennent plus pauvres. Ils veulent la puissance et tout d’abord le levier de la puissance, beaucoup d’argent, ces impuissans !

Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns sur les autres et s’attirent ainsi dans la boue et l’abîme.

Ils veulent tous s’approcher du trône ; c’est leur folie, comme si le bonheur était sur le trône ; souvent la boue est sur le trône et souvent aussi le trône est dans la boue.


La patrie est un préjugé pour ceux qui ont en eux le germe du Surhomme, non qu’ils soient cosmopolites et humanitaires, — ils ont horreur de ces fadaises, « cela est trop français, » — mais parce qu’ils portent leur patrie en eux et aussi dans l’avenir. Parmi les « Européens d’aujourd’hui, » Nietzsche réclame une place pour lui-même entre ceux qui se donnent le titre, à ses yeux « distinctif et honorifique, » de « sans-patrie. » A ceux-là tout particulièrement il dédie sa secrète sagesse et sa « gaie science. » « Comment nous y prendrions-nous pour être chez nous dans le présent d’aujourd’hui !… La glace qui aujourd’hui tient encore est déjà devenue très mince : un vent tiède souffle, et nous autres sans-patrie nous sommes quelque chose qui brise la glace et autres réalités par trop minces… Nous ne conservons rien, nous ne voulons revenir à aucun passé, nous ne sommes rien moins que des libéraux, nous ne travaillons pas pour le progrès ; nous n’avons pas besoin de nous boucher les oreilles pour être sourds aux promesses d’avenir des sirènes de la place publique. Ce qu’elles chantent : « Égalité, » « Liberté, » « Ni maîtres, ni valets, » ne nous séduit pas. Nous ne tenons nullement pour désirable que le règne de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (ce serait le règne de la plus abjecte médiocrité et de la pire chinoiserie) ; mais nous aimons tous ceux qui ont comme nous le goût du danger, de la guerre et des aventures, qui n’acceptent ni compromis, ni accommodement, qui ne se laissent ni retenir captifs, ni rogner les ailes : nous nous rangeons parmi les conquérans[1]. »

  1. Aurore, p. 200.