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veux. Le bonheur de la femme a nom : il veut. » Zarathoustra conclut que « l’homme doit être élevé pour la guerre, et la femme pour le délassement du guerrier : le reste est folie[1]. »

Tous les préjugés conservateurs de l’Allemagne piétiste reparaissent les uns après les autres chez « l’impie Zarathoustra. » Les hommes d’État les plus attachés au passé étaient moins rétrogrades que ce prophète des temps à venir. Et pourtant, quelques pages plus loin, il intitule un paragraphe : « Pour dire à l’oreille des conservateurs. » Que leur glisse-t-il donc ? « Ce qu’on ne savait pas autrefois, ce qu’on sait aujourd’hui, ce qu’on pourrait savoir. C’est qu’une formation en arrière, une régression, en un sens quelconque, à quelque degré que ce soit, n’est pas du tout possible. C’est du moins ce que nous savons, nous autres physiologistes… Il y a des partis qui rêvent de faire marcher les choses à reculons à la manière des écrevisses. Mais personne n’est libre d’être écre visse ! » Nietzsche conclut qu’il n’y a pas de remède aux maux de la démocratie, du socialisme, de l’anarchisme : « On n’y peut rien : il faut aller de l’avant, je veux dire s’avancer pas à pas plus avant dans la décadence (c’est là ma définition du progrès moderne)[2]. »

Nietzsche est un Joseph de Maistre qui croit au bourreau sans croire au pape. De Joseph de Maistre il a l’amour de la tradition séculaire, universelle, vraiment catholique, de l’autorité en opposition à la liberté, de l’ « institution » stable, royale, héréditaire, en opposition à l’institution contractuelle, populaire, changeante. « Pour qu’il y ait des institutions, dit-il, il faut qu’il existe une sorte de volonté, d’instinct, d’impératif antilibéral jusqu’à la méchanceté : une volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité, établie sur des siècles, de solidarité enchaînée à travers des siècles, dans le passé et dans l’avenir, in infinitum. Lorsque cette volonté existe, il se fonde quelque chose comme l’imperium romanum, ou comme la Russie, la seule personne qui ait aujourd’hui l’espoir de quelque durée, qui puisse attendre, qui puisse encore promettre quelque chose, — la Russie, l’idée contraire de la misérable manie des petits États européens, de la nervosité européenne, que la fondation de l’Empire allemand a fait entrer dans sa période critique[3]. »

  1. Crépuscule des idoles, § 40, trad. franc., p. 212.
  2. Ibid., § 43, p. 215.
  3. Ibid., § 39, trad. franc., p. 211.