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mission, elle n’en a point d’autre. » Soit. Admettons-le, malgré la contradiction qu’il y a à dire que l’humanité est faite pour Renan, Flaubert et Nietzsche, alors que les grands hommes, à leur tour, n’ont de valeur que par les services qu’ils peuvent rendre à l’humanité en l’amenant à un niveau surhumain. Toujours est-il qu’une question se présente : comment vous y prendrez-vous pour faire surgir vos grands hommes ? Nous aurons soin désormais, répond Nietzsche, de ne plus laisser au seul hasard le soin de produire l’individu de génie, le vrai maître, au milieu de la masse des médiocres et des esclaves ; les hommes s’efforceront, en pleine connaissance de cause, de faire naître par la sélection, par une éducation appropriée, une race de héros. « Il est possible, affirme Nietzsche, d’obtenir, par d’heureuses inventions, des types de grands hommes tout autres et plus puissans que ceux qui, jusqu’à présent, ont été façonnés par des circonstances fortuites. La culture rationnelle de l’homme supérieur, c’est là une perspective pleine de promesses. » Ainsi serait substituée la sélection artificielle à la sélection naturelle, dont le jeu n’est pas assez sûr. Quant aux moyens de produire artificiellement des hommes dignes d’être les maîtres, Nietzsche les laisse dans l’indétermination, et pour cause !

Nous doutons qu’on puisse, par aucun artifice, procréer des héros comme on obtient des races de chevaux supérieures. Ni la sélection naturelle ni la sélection artificielle ne nous assurent donc que nous aurons les grands hommes destinés à devenir nos maîtres. Les eussions-nous, il faudrait toujours des signes pour reconnaître leur supériorité. Si on leur laisse à eux-mêmes le soin de s’imposer, rien ne nous dit que de faux grands hommes ne réussiront pas à être les plus forts ou les plus rusés. N’est-il donc pas plus simple de maintenir les règles de la justice commune et du droit commun, en laissant aux supériorités le pouvoir de naître et de se faire accepter librement ? Mais non ; Nietzsche veut de vrais « maîtres » et, du même coup, des « esclaves. » La production de toute aristocratie, dit-il, nécessite une armée d’esclaves. « L’esclavage est une des conditions essentielles d’une haute culture : c’est là, il faut bien le dire, une vérité qui ne laisse plus place à aucune illusion sur la valeur absolue de l’existence. C’est là le vautour qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la civilisation. La misère des hommes qui végètent péniblement doit être augmentée encore