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quoi « lutter, » soit avec la nature, soit avec eux-mêmes. La guerre intérieure de l’idée contre la passion se substitue de plus en plus à la guerre extérieure. Les partisans du conflit universel n’ont-ils pas là de quoi se satisfaire plus qu’à un choc de forces brutales ?

Nietzsche a beau transmuter toutes les valeurs et soutenir que, dans les rapports des hommes entre eux, il faut prendre « les penchans haine, envie, cupidité, esprit de domination pour des tendances essentielles à la vie, pour quelque chose qui, dans l’économie générale de la vie, doit exister profondément, essentiellement[1]. » Il confond par là deux choses qu’on fait distinguer à tout élève de philosophie.• les penchans naturels et les passions qui les poussent à l’outrance. — Qu’est-ce que l’indestructible et utile « ambition, » demandent les partisans de Nietzsche, sinon une forme de la volonté de puissance et de lutte ? — De la volonté de puissance, soit ; de lutte, il faut s’entendre. « L’ambition ne suppose-t-elle pas un obstacle à renverser, un adversaire à combattre ? » Un obstacle, oui ; un adversaire, pas toujours, ni nécessairement. L’ambition d’être un grand poète, un grand philosophe, un grand savant, ou simplement un homme juste et utile à tous, n’entraîne pas d’adversaires à anéantir. L’évolution des sociétés, ajoutent les admirateurs de Nietzsche, — M. Simmel, M. Palante[2], — ne nous montre nullement une diminution d’égoïsme et d’antagonisme dans les rapports humains ; au contraire, la caractéristique de notre époque semble être une extrême « intensification » des égoïsmes collectifs, égoïsmes de races, de classes, de partis, de corporations, etc., qui sont des volontés collectives de puissance. « Qu’on médite l’exemple fourni par l’égoïsme anglais dans la guerre sud-africaine. Nous voyons que les égoïsmes de groupes n’ont jamais été plus armés qu’aujourd’hui. En admettant que les consciences individuelles se soient affinées au cours de l’évolution et soient devenues accessibles à des sentimens plus délicats et plus humains que ceux de l’humanité primitive, la conscience sociale reste aussi égoïste, aussi ambitieuse et cupide, à l’occasion, aussi tyrannique et oppressive que jamais[3]. » Il est possible, répondrons-nous, que les égoïsmes collectifs s’intensifient à notre

  1. Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 23.
  2. Précis de sociologie, Paris, Alcan, 1901.
  3. M. G. Palante, Précis de sociologie, p. 123.