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celui qui en bénéficie ? Comment un homme, qui peut d’ailleurs être un médiocre, devient-il l’idole d’une foule ? Sans doute il faut tenir compte de l’habileté des metteurs en scène et organisateurs de l’enthousiasme, de l’efficacité de la réclame et de la puissance de l’argent. Mais il y a autre chose et c’est l’important. Pour qu’un individu soit acclamé par une collectivité, il faut que l’idée qui, à tort ou à raison, s’incarne en lui, se rencontre avec l’obscur désir qui sommeillait au fond des cœurs. Une fibre secrète a tressailli : l’enthousiasme s’est déchaîné ; désormais il se propagera ; il n’y a plus qu’à suivre ses progrès de proche en proche ; et ce n’est plus rien de mystérieux, puisque c’est l’effet connu et la marche régulière de la contagion. Pour quelque temps vous avez en poupe le vent populaire ; période facile où vos fautes mêmes vous profilent et vos maladresses tournent à votre avantage. Mais elle ne dure qu’un instant. Hâtez-vous de réussir ! Ce dont la foule est le plus amoureuse, c’est encore le succès. Vous êtes perdu si vous ne l’avez pas deviné, et cette foule déçue vous fera payer cher votre manque de subtilité.

Enfin, dernier chapitre de psychologie collective, le roman Leurs Figures est une étude de l’âme parlementaire. C’est une vilaine âme, que cette âme-là ; et, s’il faut en croire M. Barrès, le mobile qui sur elle est le plus puissant, c’est la peur. Ici encore M. Barrès est très redevable à Taine ; ce que celui-ci lui a enseigné de la psychologie des assemblées révolutionnaires, l’a aidé à comprendre ce qui se passait dans notre Parlement à l’époque de l’affaire de Panama. Que valent d’ailleurs sur le fond du sujet son information et ses appréciations ? nous n’avons pas à en décider ; nous n’étudions en M. Barrès que le romancier et l’artiste. À ce titre, son devoir est de nous présenter des scènes et des portraits, d’évoquer des images. M. Barrès opère à la manière des peintres. La peur est l’atmosphère où baignent ses figures : leurs tares physiques s’y exaspèrent ; la bile de celui-ci, la graisse de cet autre, la lividité, la rougeur congestionnée y apparaissent dans un jour cru ; nous notons comment chacun se comporte en conformité avec son tempérament, l’un sanguin réagissant par un emportement brutal, un autre nerveux et se raidissant, d’autres sitôt réduits à l’état de loque humaine. Le [romancier doit créer de la vie : il y a dans ces pages toutes [saturées d’indignation et qui suent le mépris une remarquable intensité de vie. Ce dernier volume est le meilleur de la série. M. Barrès s’y est dépouillé des affectations où il s’était trop longtemps attardé. Il a pris une manière directe, un style vif, incisif, relevé de traits mordans, éclairé d’un jaillissement d’images.