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dont la construction a été l’unique objet de cinquante ans de sa vie. Avec leur variété et leur actualité, avec l’autorité qui leur vient de l’âge du vieux philosophe, on pourrait dire sans trop d’exagération que ces Faits et Commentaires sont un véritable testament philosophique de M. Spencer. Plus encore que sur ses idées, il nous renseigne sur lui-même, nous laissant entrer dans l’intimité d’un esprit qui, d’ordinaire, s’est refusé à tout semblant d’indiscrétion ou de confidence. Lorsque l’on voudra connaître la personne même de M. Spencer, ses faiblesses et ses qualités, la manière dont il a construit son système et la valeur qu’il lui a attribuée, c’est, avant tout, ce livre-là qu’on devra consulter.


On y trouvera notamment plusieurs exemples typiques d’une tendance à la généralisation qui semble bien être un des traits dominans du tempérament intellectuel de M. Spencer. Celui-ci nous apprend lui-même, — car son livre est tout rempli de brèves anecdotes autobiographiques, — que son ami Huxley aimait à le railler sur son goût naturel à généraliser. « Venez vite dans mon laboratoire, lui disait un jour Huxley, je vais vous montrer quelque chose qui va vous ravir, car vous allez pouvoir en tirer une grande généralisation ! » Et le fait est que M. Spencer « généralise » avec une promptitude extraordinaire. Le moindre incident qu’il découvre ou qu’on lui rapporte l’entraîne aussitôt à concevoir une loi générale, qui désormais s’impose à lui avec une autorité absolue, et dont il déduit, en toute circonstance, mille conclusions particulières des plus hasardeuses. Ainsi il observe que, pendant longtemps, l’autorité d’Aristote a été universelle ; puis, elle a décru pour céder la place à celle de Bacon ; et voici maintenant qu’elle se relève de nouveau, et que celle de Bacon, à son tour, décroît. Aussitôt M. Spencer en induit que les réputations croissent et décroissent d’après un rythme régulier, et qui se renouvelle indéfiniment. A l’appui de sa généralisation, il cite encore le cas de Shakspeare, qui, « hautement admiré de ses contemporains, a été plus tard négligé, et a recommencé à grandir, au XIXe siècle, de telle sorte qu’aujourd’hui toute critique se trouve paralysée en face de lui ». Il y a donc un « rythme des réputations. » Et, cette loi posée, aussitôt M. Spencer en déduit que Beethoven, trop exalté aujourd’hui, sera un jour dédaigné ; que George Eliot, naguère admirée, aujourd’hui oubliée, retrouvera sa gloire passée ; et que Meyerbeer, de la même façon, ayant été applaudi comme il l’a été, ne pourra manquer de l’être de nouveau, quand Mozart, Beethoven, et Wagner auront perdu leur succès d’à présent.