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Et les dimensions mêmes et la complexité du cerveau sont en rapport de l’étendue non point de l’intelligence, mais de l’émotion. Voilà ce que Huxley ne savait point, et qui, au dire de M. Spencer, explique bon nombre de problèmes de physiologie comparée. Or les hommes, s’étant trompés sur l’importance relative de l’intelligence et de l’émotion, et ayant pris l’habitude d’attacher une valeur excessive à l’intelligence, se sont trouvés conduits, par la même, à méconnaître la valeur du sentiment et de l’émotion. « Et il en est résulté une opinion absolument folle sur le pouvoir de l’instruction. Partout s’élève le cri : Instruisez, instruisez, instruisez ! Partout l’on s’imagine que les écoles, avec l’éducation qu’elles donnent, vont servir à rehausser le niveau humain. On s’imagine que, si les hommes savent ce qui est bien, ils le feront, c’est-à-dire qu’une proposition admise intellectuellement pourra se transformer en action morale : et le démenti quotidien de l’expérience ne suffit pas à prévaloir contre cette erreur. Bien que, en proportion avec le nombre des écoles, se développe celui des escrocs et des flibustiers, des falsificateurs d’alimens, des donneurs de pots-de-vin, des agens d’affaires véreux, la croyance établie garde toute sa force ; et, tout récemment, en Amérique, un soulèvement général contre les progrès annuels du crime a coïncidé avec la résolution de multiplier encore les diverses écoles. »

Notre retour à la barbarie n’a pas de cause plus active, d’après M. Spencer, que cette dépréciation du sentiment au profit de l’intelligence. C’est le sentiment que l’on devrait développer, c’est lui seul qui rend les hommes forts, vertueux, et heureux. « Parmi les sauvages, les habitans des îles Fidji étaient, quand on les a découverts, remarquables par leur intelligence et leur aptitude à penser ; et, en même temps, le cannibalisme régnait chez eux, la bestialité, toutes les formes de la cruauté. Au contraire, les paisibles Arafuras nous sont décrits comme une race fort peu intelligente ; mais, vivant ensemble sans antagonisme et dans un état de liberté aussi parfait que possible, leurs sentimens sont tels que l’un d’eux, un jeune homme, désappointé dans son désir de devenir leur chef, s’est consolé en disant : Eh bien ! il me reste la ressource de pouvoir employer ma fortune à soulager mes compagnons ! Que l’on compare ces deux exemples, et l’on verra la supériorité de l’élément moral sur l’intellectuel. »


Telles sont les conclusions où est arrivé, après soixante ans de recherches et de réflexions, le vénérable chef du positivisme anglais. Si un écrivain français se hasardait à en exprimer de semblables, on