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lui reprocherait aussitôt de chercher le paradoxe, ou encore de servir secrètement les intérêts du cléricalisme. Mais M. Spencer est, par excellence, un homme grave, sans compter que le ton de son livre suffirait à nous garantir sa sincérité. Et il n’y a pas d’homme, non plus, qu’on aurait plus de peine à faire passer pour un clérical. Dans son nouveau livre comme dans les précédens, il affirme en toute occasion son complet détachement de toute religion, s’honorant de rester, à quatre-vingt-deux ans, aussi entier dans son « agnosticisme » qu’il l’était lorsqu’il a écrit ses Premiers Principes. Il continue à croire et à proclamer que, faute de pouvoir connaître par l’intelligence l’origine des choses, l’homme n’a pas le droit de recourir au sentiment pour suppléer, par la foi, à son ignorance.

Mais il n’en est pas moins effrayé des dommages, tous les jours plus grands, que risque de nous causer une civilisation trop exclusivement fondée sur l’élément intellectuel de notre nature. De tous côtés il découvre, coïncidant avec le progrès des « lumières », un abaissement du sens moral et de la vie même. Il a l’impression que l’humanité est en train de déchoir, de rouler sur une pente où sans cesse sa chute devient plus rapide. « On ne doit pas oublier, dit-il, qu’avec la nature humaine telle qu’elle est à présent le mal arrive infailliblement, pour peu qu’on ne s’y oppose point : la seule attitude prudente est de chercher toutes les issues par où cette nature se précipite au mal, et de les boucher sans perte de temps. »

Une éducation morale, voilà ce qu’il voudrait substituer à l’éducation intellectuelle qui, à son avis, nous mène en ligne droite vers la barbarie. Mais sur quoi fonder cette éducation morale ? Où trouver, surtout, l’appui dont elle a besoin pour produire son effet ? Ici encore, M. Spencer répond avec l’admirable franchise d’un homme, pour ainsi dire, délivré des passions humaines. Il croit que c’est pure folie d’espérer qu’une morale rationnelle puisse, aujourd’hui, remplacer dans les âmes l’ancienne morale, étayée d’un dogme religieux ; il le croit, et il n’hésite pas à nous le déclarer.


Ceux qui admettent qu’un système de morale naturelle peut suffire à bien guider les hommes dans la conduite de la vie en déduisent, ordinairement, ce corollaire : que ce serait assez de développer un tel système pour amener les hommes à se bien conduire. Mais l’observation impartiale de la nature humaine et de ses actes a vite fait de prouver l’inanité d’un tel corollaire. Celui-ci suppose, chez l’homme, une intelligence générale capable de saisir le résultat bienfaisant de certains modes de conduite reconnus comme bons ; et il suppose aussi que, ayant compris les bons résultats de ces modes