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LES ORIGINES DE L’ODYSSÉE.

un ressaut, absolument plate. Elle s’allonge, unie comme la surface d’un lac, jusqu’à la muraille du Pantokrator. Les aiguilles de quelques cyprès, les dômes de quelques mûriers parsèment le damier monotone. Dans un redan des collines, au bord de la route, bouillonnent une dizaine de grosses sources, de « têtes de sources, » kephalovrysis, comme disent les Grecs : ce sont en effet les têtes émergentes des émissaires souterrains, qui seuls déchargent le trop-plein des lacs solitaires, des plainettes closes, des marais sans issue dont le centre de l’île est couvert. À gros bouillons, par dix ou quinze fontaines, ces eaux reparaissent ici et leurs ruisseaux unis forment aussitôt une rivière, un petit fleuve conservant toute l’année la même abondance. C’est à vrai dire le seul fleuve courant de cette plaine, car on ne peut donner le nom de fleuve au fossé de joncs et de boue qui se traîne du Nord au Sud. Le fleuve commence ici et, contournant le talus des collines méridionales, il va gagner le défilé qui le conduira à la baie d’Ermonais. Des terrasses de vignes et d’oliviers accompagnent ses méandres sur la rive gauche. Sa rive droite est taillée dans la terre noire et dans les joncs du marais.

Nous suivons le fleuve. Sa vallée s’étrangle une première fois, puis se rélargit dans un vallon intérieur, où nous devons abandonner notre voiture et nos chevaux. Un nouvel étranglement mène le lit encaissé au seuil de roches, d’où les eaux se précipitent sur la plage d’Ermonais. Entre le sable de la plage et le niveau de la plaine de Ropa, la différence en hauteur est de trente ou quarante mètres : la route s’arrête au bord du saut ; il faut descendre à pied. En une suite de rapides et de cascades, les eaux tourbillonnantes du fleuve descendent vers la plage d’Ermonais. La gorge étroite est d’abord encombrée de blocs et de roches. Des ruines de moulins vers lesquelles se détournent encore les dérivations du fleuve s’étagent sur les deux rives. Après le dernier moulin, le défilé s’élargit un peu et le fleuve apaisé se replie en méandres parmi les cailloux et les herbes, jusqu’aux sables de la grande plage. Il finit dans un talus fort épais de feuilles sèches et de débris végétaux. La force de la vague, qui repousse ses eaux, le contraint à un dernier grand méandre pour atteindre la mer où il se jette enfin, mais non pas de front, obliquement Voici la plage qui reçut Ulysse. Entre les deux falaises du cap Plakka et du mont Saint-Georges, le demi-cercle concave est débarrassé de roches et protégé du vent. Mais, de chaque côté, le flot hurle et se brise sur le pied des falaises, parmi les roches éboulées. La mer hurlante pousse son écume au bord de la plage. Parmi les blocs écumans, Ulysse prend pied sur les détritus végétaux amenés par le fleuve, ἐς ποταμοῦ προχοάς (es potamou prochoas). Il jette le voile d’Ino dans le méandre obstrué par le flot. Puis il sort du fleuve et s’assied un instant sur la rive bordée de joncs ; il embrasse la terre nourricière. Mais il ne peut rester pour la nuit dans cette gorge fraîche, toute pleine d’eaux bondissantes et d’écumes : la brume du soir et la rosée du matin lui donneraient la fièvre. Devant lui, s’offrent les pentes couvertes d’olivettes ; au-dessus de la plage et des blocs éboulés, elle dominent la baie, et leurs bois, proches du fleuve, sont visibles de partout. Ulysse y monte, se cache dans les feuilles sèches et s’endort…

Dès l’aurore, Athèna réveille Nausikaa : il faut partir au lavoir dès l’aube et atteler un char, car les lavoirs sont très loin de la ville. On part. Les