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même portrait, les amis du modèle diffèrent, à l’infini, sur le degré de ressemblance qu’il offre avec lui. Mais tout le monde s’accorde, y compris la foule qui passe, sur son degré de vie. Et lorsque nous assistons à l’une de ces résurrections que nous a ménagées l’esthétisme contemporain : les femmes peintes par Van Dyck réunies à Anvers, celles peintes par Rembrandt réunies à Amsterdam, lequel d’entre nous peut dire qu’un seul de ces portraits fût ressemblant ? Mais qui de nous hésiterait à dire que ces physionomies ont l’individualité qui les distingue nettement du genre et qu’elles respirent la vie ?

Les grands maîtres du portrait ont-ils souvent atteint la ressemblance ? La discussion est depuis longtemps ouverte. L’opinion la plus probable est qu’ils s’en souciaient peu et qu’ils ne la réalisaient que rarement, — au moins dans leurs portraits de femmes. La marquise Isabelle ; d’Esté ayant voulu voir le portrait, fameux dans toute l’Italie, que le Vinci avait fait d’une des maîtresses de Ludovic le More, Cecilia Gallerani, celle-ci lui écrivit de Milan le 29 avril 1498 : « Je vous l’envoie et vous l’enverrais plus volontiers s’il me ressemblait. » La plainte des modèles n’est donc pas nouvelle et le génie lui-même y est exposé.

Il y est exposé, précisément parce qu’il est le génie. L’identité photographique ne peut souvent s’obtenir qu’en soulignant ce qui doit être éteint, qu’en analysant ce qui doit être résumé et qu’en fixant ce qui doit être éphémère. Le véritable artiste ne le fera pas. Il y a, en art, des transpositions nécessaires. Par exemple, à une figure mobile et irrégulière, on ne doit pas donner ses traits irréguliers, dès qu’on ne peut pas, en même temps, lui donner la mobilité qui fait, dans la nature, qu’on les ignore. A une figure régulière et sculpturale, mais d’un teint mat, l’artiste devra prêter quelque indécision et imaginer quelque couleur, s’il veut que l’avenir ne reproche pas à son tableau ce qu’on n’a pas l’idée de reprocher au modèle : l’absence de vie. Enfin, si la ressemblance tient à quelque détail laborieusement fixé sur la toile, et si la fluidité de la pâte, la fougue, l’emportement de la touche vient, pour plus d’harmonie et de fondu, effacer ce détail, le véritable artiste sacrifiera la ressemblance. Le modèle, à son tour, s’il se figure le rôle de son image, plus tard, dans le salon de famille, et sa survie au milieu des générations nouvelles, ne devra pas la regretter.

Car le portrait ressemblant et le portrait esthétique ont des