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chambre, il envoya (19 avril) Keudell prier le prince Charles de passer chez lui : « Je ne vais pas vous parler, lui dit-il, comme homme d’Etat, comme ministre, mais, si vous me le permettez, comme conseiller et ami. Un peuple vient de vous élire souverain à l’unanimité ; prenez une résolution audacieuse, partez directement pour la Roumanie. »

Le prince lui objectant la nécessité du consentement du Roi comme chef de sa famille : « Vous n’avez pas besoin dans ce cas, répondit Bismarck, de demander directement l’approbation du Roi, mais simplement un congé pour l’étranger. Le Roi est assez fin pour deviner vos intentions ; il vous accordera votre congé, et, de l’étranger, vous demanderez plus tard un congé définitif. Vous pourrez alors vous rendre dans un strict incognito chez l’empereur Napoléon à Paris : il y a bien des moyens de lui parler en secret. Ce n’est que par son intermédiaire que vous pourrez atteindre votre but. Mais, devant la conférence de Paris, les choses pourraient traîner en longueur, attendu que la Russie et la Porte combattent énergiquement l’élection d’un prince de Hohenzollern et que la Prusse ne serait pas en état d’appuyer cette élection directement. Pour cette raison, comme premier ministre prussien, je devrais me prononcer contre votre élection, quelque difficile que ce me soit, car je ne devrais pas amener une rupture avec la Russie et engager des intérêts d’Etat en faveur d’intérêts de famille. Mais une action entreprise pour votre propre compte contribuerait à tirer le Roi d’une situation pénible pour lui, et je suis convaincu qu’il ne s’opposerait pas à cette idée, que je lui communiquerais de vive voix s’il voulait me faire l’honneur d’une visite. Votre Altesse une fois en Roumanie, la question serait beaucoup plus facile à résoudre : la Conférence se trouverait en face d’une chose faite, et les puissances intéressées de plus près commenceraient par protester, mais elles devraient finalement reconnaître un fait qu’on ne peut plus supprimer. Vous n’avez rien à craindre de l’Autriche, je me propose de l’occuper pendant quelque temps ; quant à la Russie, dès qu’elle se trouvera en présence du fait accompli, elle le reconnaîtra. Du reste, vous ne mettez pas grand’chose au jeu, et, en cas d’échec, vous vous en retirerez comme d’une aventure piquante[1]. »

Le prince alla raconter au Roi cette conversation. Le Roi ne

  1. Mémoires du prince Charles, p. 7.