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dépend davantage de la tradition. Aussi la littérature allemande n’a-t-elle point peut-être, sauf chez Goethe, la perfection continue et typique de certaines autres littératures ; mais M. Bartels affirme qu’elle est, en revanche, plus variée, plus riche, plus apte à se renouveler par des manifestations imprévues. L’individualisme y étant plus fort qu’ailleurs, la marche du développement littéraire y est moins subordonnée à une civilisation collective. Sans cesse, brusquement, et tandis que l’on pourrait croire déjà à une décadence, des hommes surgissent, venus du midi ou du nord, des confins de la Prusse ou de ceux du Tyrol, qui apportent au courant une eau vive et fraîche. De telle sorte que la littérature allemande diffère encore de nos littératures latines comme de la littérature anglaise en ce que l’on n’y trouve pas au même degré un style national. « Nous ne possédons pas un drame allemand, au sens où il y a un drame espagnol, anglais, une tragédie française ; mais nous avons le drame de Lessing, celui de Schiller, celui de Grillparzer. Nous n’avons pas non plus un roman national, au sens où l’ont les Français et les Anglais ; mais, en revanche nous trouvons, chez nos romanciers, une bien plus grande variété de caractères, au point que même ceux d’entre eux qui ont spécialement écrit pour le grand public, Spindler, Holtei, Hacklænder, nous offrent encore une physionomie nettement distincte. »

Je crains que, sur ce dernier point, le légitime orgueil patriotique de M. Bartels ne le rende injuste pour les littératures des autres pays : ce qu’il dit des Holtei et des Hackhænder, nous pourrions le dire tout aussi affirmativement d’Alexandre Dumas et d’Eugène Sue, de George Sand et d’Octave Feuillet ; et les Anglais ne seraient pas en peine d’en dire autant de leurs Kingsley et de leurs Trollope. C’est du reste un fâcheux travers, chez M. Bartels comme chez la plupart des critiques allemands, de vouloir toujours comparer leurs écrivains nationaux avec des écrivains étrangers dont l’importance et la signification leur échappent tout à fait. M. Bartels, par exemple, rapproche quelque part de Balzac je ne sais quel petit romancier allemand d’il y a quarante ans, sans se douter que ce Balzac, — qu’il a parfaitement le droit d’ignorer, — est à coup sûr une des plus puissantes « individualités » littéraires de tous les temps, au sens même où M. Bartels entend et apprécie ce mot, dont il va jusqu’à faire la principale caractéristique du génie allemand. Ailleurs, il définit le mérite des poètes Freiligrath et Herwegth en disant qu’ils sont à peu près, dans la littérature allemande, l’équivalent de Victor Hugo et de Lamartine. Comment un esprit aussi libre et aussi avisé n’a-t-il point songé qu’une