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de casser des œufs. Pour plus de sûreté, on les tient aussi par leur queue annelée, et quatre serviteurs encore les suivent en cortège.

Mais il y a aussi des rôdeurs bien lugubres, — des échappés de sarcophage, dans le genre des êtres qui gisent là-bas aux portes des remparts... Ils ont osé entrer dans la belle ville couleur de fleur, ceux-là, et y traîner leurs ossemens :... Il y en a même beaucoup plus qu’on n’eût dit au premier abord. Ceux qui errent, chancelans et les yeux hagards, ne sont pas seuls ici : sur les pavés, parmi les marchands, parmi les gais étalages, se dissimulent d’horribles paquets de haillons et de squelettes, qui obligent les passans à se détourner pour ne pas marcher dessus... Et ces fantômes-là, ce sont les paysans des plaines d’alentour. Depuis qu’il ne pleut plus, ils ont lutté contre la destruction du sol, et les longues souffrances les ont préparés à ces maigreurs sans nom. A présent, c’est fini. Le bétail est mort, parce qu’il n’y avait plus d’herbe, et on en a vendu la peau à vil prix. Quant aux champs qu’on ensemençait, ce ne sont plus que des steppes de terre émiettée et brûlée, où rien ne saurait germer. On a vendu aussi, pour acheter de quoi manger, les hardes qu’on avait pour se couvrir, les anneaux d’argent qu’on portait aux bras et aux chevilles. On a maigri pendant des mois. Et puis la faim est venue pour tout de bon, la faim torturante, et bientôt les villages se sont remplis de l’odeur des cadavres.

Manger ! Ils voulaient manger, ces gens, voilà pourquoi ils étaient venus vers la ville. Il leur semblait qu’on aurait pitié, qu’on ne les laisserait pas mourir, car ils avaient entendu dire qu’on amassait ici des grains et des farines comme pour un siège, et que tout le monde mangeait dans ces murs.

En effet, les chars à bœufs, les files de chameaux apportent, à toute heure, les sacs de riz et d’orge, commandés au loin par le Roi, et cela s’empile dans les greniers, ou même sur les trottoirs, par peur de la famine envahissante qui menace de tous côtés la belle ville rose. Mais cela s’achète, et il faut de l’argent. Le Roi, il est vrai, en fait distribuer aux pauvres qui habitent sa capitale. Quant à secourir aussi les paysans qui agonisent par milliers dans les plaines d’alentour, on n’y suffirait plus, et, de ceux-là, on détourne la tête. Donc, ils errent par les rues, autour des lieux où l’on mange, dans l’espoir encore de quelques