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Il s’arrêta, les yeux radoucis, ayant repris son calme. « Sire, dit alors Regnaud, ne cherchez pas, je vous en conjure, à lutter plus longtemps contre l’invincible force des choses. Le temps s’écoule, l’ennemi s’avance. Ne laissez pas à la Chambre, à la nation, le moyen de vous accuser d’avoir empêché la paix. L’an dernier, vous vous êtes sacrifié au salut de tous... » La colère, chez l’Empereur, avait fait place à l’humeur. Il dit d’un ton bourru : « Je verrai. Mon intention n’a jamais été de refuser d’abdiquer. Mais je veux qu’on me laisse y songer en paix... Dites-leur d’attendre. »

Dans la pensée de Regnaud, jouet aux mains de Fouché, l’abdication impliquait la reconnaissance de Napoléon II. C’est pourquoi il mettait tant d’ardeur et de fermeté à vaincre les dernières hésitations de l’Empereur. Il redoutait que la Chambre, irritée et inquiète à la fois de ces temporisations, ne proclamât la déchéance comme en 1814, auquel cas tomberaient les droits du prince impérial. Derechef, il conjura l’Empereur d’abdiquer sans plus tarder. Joseph et Caulaincourt firent les mêmes instances. Cambacérès, Bassano, Carnot, étaient atterrés ; ils inclinaient plutôt vers la résistance, mais, pour prendre la responsabilité de la conseiller, celui-ci avait trop de scrupules de légalité et ceux-là trop de doutes sur le succès final d’un coup de force. Muet et impassible, Fouché cachait son triomphe sous son masque de glace. Les autres ministres gardaient un silence contraint comme s’ils ne voulaient pas ajouter à une si grande infortune l’humiliation de leurs tristes avis. Seul entre tous, seul contre tous, Lucien proposa encore de dissoudre la Chambre. « Vous ne vous êtes pas trop mal trouvé, dit-il à l’Empereur, d’avoir suivi mon conseil au 18 brumaire. Le pays nous a approuvés, il vous a acclamé ; mais il n’en est pas moins vrai que, légalement, nous n’avions pas le droit de prendre des mesures qui n’étaient ni plus ni moins qu’une révolution. Quelle différence aujourd’hui ! Vous avez tous les pouvoirs. L’étranger marche sur Paris. Jamais dictature, dictature militaire, ne fut plus légitime. » Inutiles raisons ! l’Empereur avait pris son parti. La veille, il avait admis l’éventualité de l’abdication, et quand Napoléon avait une fois reconnu la possibilité d’un événement dépendant de sa volonté, cet événement était déjà presque accompli dans sa pensée. Pendant les vingt-quatre heures qu’il venait de passer dans des affres pareilles à celles de la mort,