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cette puissance et quelque fond que nous puissions faire sur son amitié, nous aurions plus perdu que] gagné. Il faudrait d’ailleurs commencer par une période de conquête, qui serait longue et difficile pour tous, mais qui le serait d’une manière inégale pour les uns et pour les autres, et on voit immédiatement à quelle délicate épreuve nous serions dès lors exposés. C’est là une éventualité à laquelle un homme de bon sens ne peut pas songer sans anxiété.

Il faudrait pourtant l’envisager si l’imprudence d’autrui nous en imposait l’obligation ; mais tout le monde en Europe semble sincère dans la résolution d’écarter des complications dont chacun sent le danger. L’opinion dont nous avons parlé plus haut juge les choses d’une manière superficielle ; il n’en est pas de même des gouvernemens, qui sont plus sages, parce qu’ils sont mieux informés et avertis. S’ils surveillent le Maroc, ils se surveillent aussi entre eux, et on peut être sûr que l’initiative de l’un serait immédiatement suivie de celle des autres. Cela suffit pour les maintenir dans une réserve qui est pour tous la meilleure des politiques.


Avons-nous une question des détroits ? Cela aurait suffi, il y a un demi-siècle, pour ressusciter la question d’Orient tout entière ; mais aujourd’hui, tant de choses ont changé dans le monde, que les détroits des Dardanelles n’ont plus le don de passionner les esprits, du moins au même degré. Il ne faudrait pourtant pas trop s’y fier. Le gouvernement anglais a adressé une protestation à la Porte, parce que la Russie a été autorisée à faire passer à travers les détroits quatre contre-torpilleurs se rendant de la mer Egée dans la Mer-Noire. Il a soutenu qu’il y avait là une violation flagrante des traités. La neutralisation des détroits est un vieux principe du droit public européen, qui a été consacré par maint traité, et qui repose encore sur des intérêts sérieux. Il faut pourtant y introduire quelques distinctions.

C’est au mois de septembre dernier que la Russie a obtenu l’autorisation dont il s’agit, et qu’elle en a usé pour deux de ses contre-torpilleurs. Comment se fait-il que le gouvernement britannique ait mis aussi longtemps pour énoncer sa plainte ? Il semble qu’il ait été pris d’une émotion toute rétrospective, ce qui n’est pas dans ses habitudes : il n’attend pas d’ordinaire trois mois et plus pour protester, quand il considère un de ses intérêts comme compromis. Le Parlement est en vacances ; il n’a donc pas pu s’expliquer sur l’utilité de l’intervention du gouvernement à Constantinople ; mais il aurait pu le faire, depuis