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D’autre part, la valeur propre des vilayets africains, nous l’avons montré, est médiocre, et la France pourrait, sans grand dommage, se désintéresser de leur sort, si le « problème tripolitain » n’était pas de nature à amener des complications jusqu’au Soudan ; s’il n’impliquait pas un changement de l’équilibre actuel des forces dans la Méditerranée et si, enfin, il ne risquait de réveiller la question toujours brûlante de l’intégrité de l’empire ottoman. L’attitude que le gouvernement français a paru prendre vis-à-vis de la Sublime Porte, en se mêlant de traiter, sans elle, de l’avenir de l’une de ses provinces, a déjà eu, les faits permettent de le constater en Afrique même, des conséquences graves. Des soldats turcs, partis du Fezzan, sont allés occuper, dans la zone saharienne nettement reconnue à la France par les traités, les oasis de Kouar et de Bilma, et, s’ils se sont retirés, peu de temps après, sur les injonctions de nos officiers, leur tentative pour se rapprocher du Kanem et du Ouadaï, au moment où des difficultés surgissaient, à l’Est du Tchad, entre nous et la puissance senoussite, était néanmoins significative : elle révélait un accord entre le Sultan de Constantinople et les chefs de la plus puissante des confréries musulmanes de l’Afrique du Nord ; un mot d’ordre semblait partir de Stamboul pour exciter contre nous des résistances dans ce monde musulman, où nous comptons tant de sujets et que nous nous efforçons, depuis si longtemps, de gagner à notre cause. Tout récemment, sur un autre point de leur empire, les Turcs ont envoyé des troupes prendre possession, à l’entrée de la Mer-Rouge, du territoire de Cheik-Saïd, que, malgré nos droits incontestables, nous avons toujours négligé d’occuper. Ainsi se manifeste, sans sortir de notre domaine colonial, une solidarité étroite entre les divers problèmes qui intéressent dans le monde notre situation de grande puissance : d’une question, purement méditerranéenne en apparence, naissent des difficultés inattendues au cœur de l’Afrique et jusqu’en Asie. Et ces difficultés, avec les répercussions imprévues qu’elles risquent d’entraîner, ne révèlent que trop la cohésion toujours redoutable qui, en face de l’Europe divisée, peut, à certaines heures, réunir le faisceau des forces de l’Islam.


RENE PINON.