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très grande impatience à me voir hors d’ici, et toujours de nouveaux obstacles viennent retarder ce moment. Maintenant que l’expédition est à peu de chose près terminée, mon mari vient de prendre un rhume assez fort avec de la fièvre, et, selon la manière des hommes d’être malades, il est presque toujours au lit… Je doute que nous partions encore cette semaine. Cela m’afflige véritablement à cause de la saison. » Malgré ce ton désolé, elle se consolait cependant du retard qui lui était imposé. « On est dans une grande attente des nouvelles de la Grande Armée. Les derniers bulletins de Wintzingerode ayant annoncé que les forces de Napoléon se portaient vers elle, je ne suis pas fâchée d’attendre encore ici les résultats de ce grand événement. »

Peu de jours après, d’une lettre de son mari, nous pouvons conclure que les impatiences de Mme de Liéven ont trouvé leur terme et que rien ne s’oppose plus à son départ. Le 9 octobre, le nouvel ambassadeur de Russie à Londres écrit à son beau-frère : «… Je compte partir dans six ou huit jours au plus tard. Je serais peut-être à la veille de mon départ, si une indisposition de quelques jours ne m’eût retardé. On m’a donné le poste le plus brillant, le plus important et le plus agréable auquel je pouvais aspirer. Le moment présent lui donne surtout le plus grand relief. Vous pouvez juger par-là, mon cher ami, du comble de mon bonheur et de la reconnaissance que je dois à l’Empereur de ce témoignage éclatant de ses bontés et de l’étendue de sa confiance. Ma femme, comme vous le pensez bien, participe grandement à ma félicité ; que pouvait-elle individuellement désirer de mieux ? »

Cette lettre disait vrai. Mme de Liéven partageait l’allégresse de son mari. Deux années passées hors de Russie avaient éveillé en elle des velléités d’indépendance. Le despotisme, auquel cependant elle était faite depuis son berceau, lui semblait moins tolérable qu’au lendemain de son mariage, comme si son séjour à l’étranger lui eût fait une âme nouvelle et suggéré l’impérieux besoin d’une atmosphère plus légère et plus libre que celle de la cour moscovite. Lasse d’une étiquette façonnée aux caprices du maître, lasse de la capitale russe, de la société au milieu de laquelle elle vivait, bien que tout y fût pour flatter son orgueil, elle aspirait à briller sur un autre théâtre. Attrait de l’inconnu ou pressentiment du rôle qu’elle y devait jouer, celui que la faveur impériale ouvrait à ses ambitions l’attirait, lui