Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/658

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

enjouée et rieuse, pétulante et légère comme un oiseau, se jeter pleine d’ardeurs et d’espoirs dans la vie conjugale et proclamer qu’elle aime son mari. Que de changemens dans son esprit et dans son cœur durant le quart de siècle qui s’est écoulé depuis qu’elle épousa le jeune ministre de la Guerre de Paul Ier ! En découvrant peu à peu combien elle lui est intellectuellement supérieure, elle a cessé de l’aimer. Elle ne lui garde d’attachement que pour l’exemple, la correction, la tenue, et parce qu’il est le père de ses enfans.

Elle a cherché la consolation et l’oubli dans la rigoureuse pratique de ses devoirs maternels, puis, comme s’ils ne suffisaient pas aux besoins de son âme, dans les entraînemens du monde et dans deux aventures, dont une seule nous est positivement connue ; mais, dans ces aventures, elle n’a pas trouvé ce qu’elle en attendait. Elles l’ont laissée déçue et désabusée. Puis, en se séparant de Metternich, après le Congrès de Vérone, peut-être a-t-elle compris que c’en est fait du sentiment qu’elle avait inspiré à cet homme d’État, peut-être pressent-elle qu’elle ne le verra plus[1]. Enfin, trois de ses enfans l’ont quittée. Elle s’inquiète de leur avenir ; la présence des deux qui sont auprès d’elle ne la console pas de l’absence des autres, et toute sa personne, à certaines heures, trahit tant de tristesse que ceux qui la fréquentent en sont frappés. C’est vers ce temps que l’un d’eux écrit : « Elle est la personne la plus profondément blasée qui se puisse voir et dévorée par un ennui profond, même dans la compagnie de ses meilleurs amis, car son attitude est si froide, si ennuyée, si languissante, que, lors même qu’elle s’efforce d’être gracieuse et de faire la bonne femme, elle ne parvient qu’imparfaitement à fondre la glace dans laquelle elle semble figée[2]. »

Il y a beaucoup d’exagération dans ce jugement. Les lettres qui sont sous nos yeux prouvent au contraire que Mme de Liéven n’est pas toujours « triste et malade, » ni par conséquent en proie « à cet ennui profond, » dont les lignes qui précèdent ont le tort de ne pas assez marquer le caractère accidentel et passager. Il serait plus juste de dire qu’elle tend de plus en plus à devenir d’une mobilité maladive.

Du reste, nous touchons à la période où des morts

  1. Ils ne se revirent qu’à Brighton en 1848. Le silence des documens ne permet pas de préciser la date de la rupture de leur liaison.
  2. Journal de Gréville.