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hautement de « tributaires ; » c’était, aux yeux de leurs coreligionnaires, se conformer au précepte musulman qui prescrit d’imposer une contribution aux peuples juifs et chrétiens. A l’époque où Salé s’était affranchie de l’autorité chérifienne, il y eut plusieurs traités qui furent conclus directement avec le divan de cette ville, de même qu’on avait pris l’habitude en Europe de négocier avec Alger sans recourir à l’intervention de la Porte ; ces incorrections diplomatiques justifiées par les circonstances eurent pour conséquence de reconnaître aux corsaires pendant deux siècles une existence légale et quasi officielle.

L’esprit particulariste et étroitement mercantile apporté par les États européens dans leurs négociations avec le Maroc ne leur réussissait guère, et les promesses d’immunité pour leurs navires inscrites dans les traités restaient purement illusoires. Il ne pouvait en être autrement ; si de telles clauses eussent été observées, si une puissance eût obtenu pour sa marine marchande une immunité complète, elle aurait ipso facto accaparé tout le trafic européen ; la course eût disparu, faute de navires à capturer, et les corsaires n’étaient pas gens à se détruire eux-mêmes. Nous avons vu d’ailleurs que le subterfuge du faux pavillon leur permettait de s’attaquer aux vaisseaux d’une nation amie ; enfin, ils avaient toujours la ressource, pour ne pas donner l’éveil, d’en massacrer l’équipage, de transporter la cargaison à leur bord et de faire couler le navire. Ce manque de solidarité des États européens, divisés par les intérêts politiques et commerciaux, se manifestait non seulement dans les traités que les puissances se ménageaient isolément avec le Maroc, mais encore dans certaines occasions où les marines de ces puissances devenaient la sauvegarde de ces pirates. Nous avons cité plus haut le fait inouï des États Généraux de Hollande obligeant les armateurs de Lubeck à faire les frais d’un vaisseau neuf pour être remis aux pirates de Salé, en remplacement de celui qui avait été coulé par le Prophète-Daniel. En 1681, le 15 juillet, Jean Bart, avec deux frégates de dix-huit canons, donnait la chasse sur les côtes de Portugal à deux corsaires salétins et il allait s’emparer de l’un d’eux, lorsque celui-ci, pour se sauver, alla se mêler à une flotte de vaisseaux anglais, « à cause que cette nation était en paix avec ceux de Salé[1]. » Au milieu de ces tristes exemples de défection,

  1. Gazette de France, 1681.