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s’installait près de Beethoven, se commandait une bouteille de vin : et entre les deux hommes s’engageait un étrange et navrant dialogue. Holtz écrivait sur le carnet ce qu’il avait à dire ; Beethoven, seul, parlait, — d’une voix rude, sauvage, à peine distincte ; et, par instans, lui-même, oubliant qu’il avait une voix, s’emparait du crayon et écrivait ses réponses au-dessous des demandes. Puis venaient des intervalles de silence, sans cesse plus fréquens, sans cesse plus longs. Assis l’un près de l’autre comme des étrangers, les deux amis ne pensaient plus qu’à vider leurs verres ; jusqu’à ce qu’enfin le « fou, » stimulé par l’ivresse, momentanément distrait par elle de la souffrance qui tout à l’heure l’avait accablé, transporté par elle, de nouveau, dans le monde bienheureux de la création artistique, se remît, plus bruyamment encore qu’avant son repas, à taper des pieds en fredonnant sa lugubre chanson, et à faire trembler la table sous la violence soudaine de ses coups de poing.


Or, pendant que Beethoven s’occupait ainsi à terminer son Quatuor en la mineur, — la plus puissante, peut-être, et certainement la plus pathétique de toutes ses œuvres, — un autre musicien, habitant le même quartier, passait souvent par les mêmes rues, où il n’était pas sans piquer, lui aussi, la curiosité des badauds. C’était le petit homme le plus amusant qu’on pût voir ; un ventre rond sur des jambes torses, un des rond, de petits bras ronds avec des doigts trop courts, et une tête ronde d’une grosseur disproportionnée, une tête qui, plantée sur ce corps de nain, faisait l’effet d’une boule sur une autre boule. Pareillement le visage, tout bouffi, avec ses lèvres charnues, son nez épaté, ses yeux de myope cachés derrière d’épaisses lunettes, avec son front bas et ses favoris en buisson, ce bon visage de maître d’école d’opérette exprimait un mélange tout à fait comique d’innocence puérile et de solennité. Le personnage à qui il appartenait avait-il vingt ans ? En avait-il quarante ? Il était de ces hommes qui, nés vieux, gardent toute leur vie la même figure. Et, indolemment, il se promenait par les rues de Vienne, toujours vêtu à la dernière mode, beau linge, chapeau de feutre gris, redingote olive à col de velours. Puis, lorsqu’il avait pris sa provision d’air, il entrait dans son café, où aussitôt dix voix joyeuses acclamaient sa venue. « Hourrah ! criait-on, voici Canevas ! » ou encore : « Voici l’Éponge ! » On l’avait surnommé « Canevas » parce qu’il avait l’habitude de demander invariablement, à propos de tout homme dont on lui parlait : Kann er was ? — « A-t-il quelque valeur ? » Et quant à son autre surnom,