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de léser les cheurfa, nombreux et influens, qui étaient jusque-là exempts de toute imposition et dont les propriétés étaient considérées comme biens habbous ; en outre, elles portaient atteinte aux intérêts des caïds, qui achètent leurs charges et qui, pressurés par le Sultan, extorquent à leur tour aux populations tout l’argent qu’ils en peuvent tirer. Ainsi, avec de généreux desseins, le Sultan mécontentait tout le monde.

Le 17 octobre dernier, un fait sans précédent vint alarmer les consciences et choquer les traditions les plus invétérées. Un indigène de la tribu des Oudaya, rencontrant dans une rue de Fez le missionnaire anglais Cooper, le tua d’un coup de fusil et courut se réfugier dans la mosquée de Mouley-Idris. Fondé par le patron de Fez, le saint le plus populaire du Maghreb, ce sanctuaire est inviolable et jouit du droit d’asile ; c’est un horm. Sont horm les villes saintes, comme Ouazzan, Mouley-Idris, les villes du Zerhoun, la plupart des mosquées, des zaouia, des tombeaux de santons ; une coutume immémoriale et sacrée y protège les fugitifs. Toucher la litière d’un chérif, ou la tente du Sultan, ou un canon[1], est encore, pour le suppliant, un moyen momentané de salut. Sans respect pour ces usages séculaires, le Sultan, à la demande de M. Hastings, vice-consul d’Angleterre, et de M. Harris, envoya immédiatement cinquante soldats qui arrachèrent le meurtrier à son asile et l’amenèrent devant lui ; il le fit d’abord fouetter publiquement à coups de lanières de cuir, puis, dès qu’arriva la nouvelle que M. Cooper avait succombé à sa blessure, il le fit conduire dans les jardins de l’arsenal et fusiller en présence de MM. Hastings et Harris. Ainsi, sur la simple requête de deux étrangers, Mouley-abd-el-Aziz faisait enlever, dans la plus sainte des mosquées, et exécuter un musulman, un chérif, coupable seulement d’avoir, en tuant un chrétien, commis un acte que le Coran recommande en plusieurs endroits, bien qu’en d’autres il paraisse le blâmer. Le Sultan, par son acte d’énergique et prompte justice, donnait ainsi la plus légitime des satisfactions aux plus anciennes réclamations de la diplomatie européenne, mais il faisait un pas décisif dans la voie où ses sujets redoutaient de le voir s’égarer. Les roumis, désormais, n’allaient-ils pas devenir les maîtres du Maghreb, puisque, non content de prendre leurs modes et leurs usages, le Maître ne

  1. Dans les camps, les canons, considérés comme sacrés, sont toujours tournés vers l’Est, vers La Mecque.