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emmuré, tantôt annonçant sa disparition, tantôt racontant qu’on lui avait fait subir le fameux supplice de la main cousue, décrit par Pierre Loti. La popularité du frère spolié grandissait, dans l’imagination populaire, de toutes les fautes de son cadet ; les yeux de bien des mécontens, de bien des ambitieux, se tournaient naturellement vers Meknez où languissait la victime de Bâ-Hamed. Son sort préoccupait d’autant plus l’opinion, que Mouley-abd-el-Aziz n’a pas d’enfans et que le bruit s’accrédite qu’il n’en aura jamais ; si io Sultan venait à disparaître, son frère serait son héritier tout désigné. Ainsi Mouley-Mohammed-el-Aouar demeure un prétendant éventuel, et des renseignemens nous apprennent que des tribus soulevées auraient salué son nom de l’acclamation impériale : « Que Dieu bénisse notre seigneur ! » Le Sultan, bien conseillé, a compris le danger et tenté de le prévenir ; il a fait ouvrir à son frère les portes de sa prison, il l’a fait venir dans son camp et lui a fait faire, dans Fez, une entrée solennelle ; mais il n’est pas exact, bien qu’on l’ait annoncé, qu’il lui ait conféré le commandement de son armée. Pareille confiance, en un tel pays, serait par trop imprudente ; c’est assez, pour le Sultan, d’avoir, en exhibant son frère bien vivant, dissipé les légendes, toujours plus dangereuses que les réalités, et de bénéficier lui-même de la popularité de son aîné, tout en le tenant, comme un otage, à son entière merci. Triste destinée que celle du « borgne ; » si le Sultan venait à être vaincu, il n’hésiterait sans doute guère à faire disparaître un aussi dangereux rival ; victorieux, il renverra probablement son frère à sa triste prison, jusqu’à ce que le poignard ou le poison le punisse d’avoir inconsciemment servi de drapeau à la révolte.

A défaut du prince borgne, ou de l’agitateur sur lequel nous reviendrons, existe-t-il d’autres prétendans connus à l’empire du Maroc ? On a parlé des cheurfa d’Ouazzan, amis et protégés de la France ; c’est méconnaître le rôle de cette famille et la nature de son influence. La généalogie des cheurfa d’Ouazzan remonte, par trente-cinq générations, jusqu’à Fatma (Fatime), la fille chérie du Prophète et l’épouse d’Ali, en passant par Mouley-Idris, fondateur de Fez ; la maison d’Ouazzan est donc la première du monde musulman et les sultans reconnaissent implicitement sa primauté, lorsque à leur avènement ils sollicitent, du chef de la famille, une bénédiction qui est comme la consécration de leur légitimité ; de même, à la guerre, ils se font toujours accompagner