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suprématie que la Russie entend exercer en Orient. Quiconque la conteste ou veut la paralyser est un ennemi aux yeux de l’ambassadrice et encourt son ressentiment.

Parmi les hommes d’Etat que, tour à tour elle combat ou elle flatte, il en est un cependant, le comte Grey, qui trouvera grâce devant elle lorsque, devenu ministre après la chute de Wellington, il ne réalisera pas les espérances qu’elle a fondées sur lui, au temps où, dans l’opposition, il critiquait au nom des whigs la politique du cabinet tory à l’égard de la Russie. Une fois au pouvoir, la sienne, sur ce point, ne différera pas sensiblement de celle de son prédécesseur. La princesse de Liéven le lui reprochera, se plaindra : « Comme vous feriez bien d’être le Grand Turc, lui dira-t-elle ; alors, j’aurais peur du cordon et je serais toujours de votre avis. »

Elle ira même jusqu’à lui déclarer qu’elle ne le verra plus, s’il combat le traité qui assure l’indépendance de la Grèce : « Vous avez là un aveu, je ne veux pas dire une menace, très sincère et très ferme. Adieu, Mylord. C’est la première fois que je n’ajoute pas un mot d’amitié à ma lettre. » Sa déclaration est nette et significative. Mais, elle se hâte d’en atténuer la rigueur : « Voilà un état qui n’est pas naturel entre nous et je vous prie de ne pas le laisser durer, » Puis, lorsque avec beaucoup de dignité et de fermeté, il lui fait remarquer que « si leur amitié est brisée à ce sujet, elle ne pourra jamais se renouer, » elle se fait plus douce encore : « Que je voudrais que vous prissiez une bonne fois la résolution de faire bon ménage avec moi. Songez-y : j’ai du bon sens, un peu d’esprit et beaucoup d’amitié pour vous[1]. »

En réalité, elle ne voulait pas se brouiller avec lui ; elle y eût perdu une noble et tendre affection, une affection passionnée qui chaque matin lui valait une lettre de son ami, chaque après-midi sa visite, chères et douces habitudes, — « mon plus grand plaisir, » écrivait le comte Grey, — qui se prolongèrent jusqu’au jour où les soucis du gouvernement le contraignirent à les modifier, ce qui lui arrachait des plaintes et contribua, comme il l’avouait, « à le fatiguer bientôt de son métier. »

Lorsqu’il s’était lié avec la princesse de Liéven, il venait de

  1. Correspondance of princess Lieéven and Earl Grey. London, 1890. Nous devons à la regrettée Mme Dronsart une analyse très subtile et très pénétrante de ce recueil de lettres. Voir le Correspondant du 10 juin 1890.