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les approuvait pas et se réservait de les blâmer. Elle en pouvait d’autant moins douter qu’au même moment, son mari, sans tenir compte de la vague autorisation qu’elle avait reçue lui écrivait « qu’il la laissait libre de se rendre partout où elle le jugerait à propos, à l’exception néanmoins de Paris. » Ce n’est pas sa volonté à lui qu’exprimait son langage, mais une volonté plus haute. Au général de Benkendorff lui présentant la demande de sa sœur, le tsar avait sans doute répondu : « Qu’elle aille où elle voudra. » Mais en parlant à M. de Liéven, il avait probablement ajouté : « Excepté à Paris. » C’est donc la véritable pensée du maître que son mari lui communiquait.

Elle n’en persista pas moins dans son projet. En annonçant à son frère sa résolution de retourner à Paris pour la durée de l’hiver, elle disait : « Je demande à votre tendresse et à l’humanité de l’Empereur de m’accorder le seul adoucissement que je trouve. Faites-lui agréer avec indulgence la résolution que je prends, car l’idée de lui déplaire empoisonnerait les pauvres jouissances que je cherche. Dites-moi donc de sa part que je fais son bon vouloir en cherchant à soulager mes peines. » Comme preuve de sa sincérité et de la gravité d’un état de santé qui ne lui permettait pas d’entreprendre le long et fatigant voyage de Russie, elle envoyait des attestations de médecins, destinées à être mises sous les yeux du tsar.

Durant cet hiver encore, à la faveur du silence qu’on gardait à son égard, elle put rester à Paris sans paraître en révolte contre la volonté souveraine dont son mari s’était fait l’écho. Elle s’attachait chaque jour davantage à sa nouvelle vie, qui déjà lui paraissait trop attrayante pour que rien au monde pût la contraindre à en changer.

L’été venu, se sentant mieux portante, elle alla à Londres. La mort de Guillaume IV venait de faire passer la couronne sur le front de la princesse Victoria. Quoique Mme de Liéven fût absente d’Angleterre depuis trois ans, elle eut la consolation d’y trouver toujours aussi ardentes les amitiés qu’elle y avait laissées. Au commencement de juillet, elle raconte les émotions qu’elle a éprouvées à Londres. « Les soins, les amitiés de mes amis les ont bien adoucies. Je demeure dans le beau palais de la duchesse de Sutherland, aujourd’hui grande maîtresse de la reine. Tout le monde vient me voir, on m’entoure, on me soigne, on ne me laisse pas de temps pour mes tristes souvenirs, et si le bonheur