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enclin vers la piété, célébrait en Bismarck l’homme de prière ; mais le public, en général, préférait contempler sous d’autres attitudes « ce fidèle Eckart près de la bière duquel se tenait l’All. Deutschland[1]. » Le parallèle entre Luther et le chancelier de fer était aussi un thème assez goûté. On buvait dans des verres où étaient peintes les couleurs allemandes ; on avait des livres de chant reliés aux couleurs allemandes ; et l’on entonnait la Garde au Rhin, ou bien quelque cantique d’invective contre cette Église romaine qui paralyse l’aigle germain dans son duel contre le faucon slave, ou bien quelque couplet prophétique sur la floraison verdoyante, éternelle, qui s’épanouirait depuis l’Elbe jusqu’à l’Adriatique lorsque le papisme serait balayé. Los von Rom, oui, Los von Rom ! On riait beaucoup, en une de ces soirées, d’un assistant qui s’appelait « Rom, » et qui dès lors ne pourrait jamais rompre complètement avec Rom. Une autre fois, un avocat s’avisait d’expliquer à sa guise tous les dogmes romains : « Croyez-vous à ceci ? — Non. — Et à cela ? — Non. — Et ce troisième article ? — Non. — Alors vous devez devenir protestans. » Et des feuilles de papier circulaient, qu’il n’y avait qu’à signer, et par lesquelles on pouvait, si l’on avait plus de quatorze ans, annoncer à l’autorité civile qu’on entrait dans l’Église évangélique. « Rien d’une solennité ecclésiastique, écrivait au sujet de ces petites soirées M. le pasteur Wegener. Pas de prière initiale, pas de thème tiré de l’Écriture. Un chant : « Notre Dieu est une citadelle ; » un mot de salutation bien cordial, bien allemand ; et puis une conversation gaie, débridée, et puis un chant encore, et la conférence. » Pas de prière au début, et des conversions à la fin. Je ne sais ce qu’eussent pensé nos pasteurs du Désert de ces conversions sans prières, survenant aux heures tardives où la gaieté va bientôt s’engourdir ; je ne sais si ces coups de la grâce, organisés dans des auberges, ne leur eussent point paru des profanations de la grâce. Il y a vingt-sept ans, ici même, M. Cherbuliez s’amusait d’un discours dans

  1. Ce n’est même pas dans une soirée de famille, mais au temple même de Bielitz (Silésie Autrichienne), en un service solennel pour Bismarck, que M. le pasteur Schmidt, directeur de la Gazette évangélique, tenait ce propos, et il ajoutait : « Oui, Bismarck a vaincu l’Autriche ! Nous ne voulons pas disputer ici sur la nécessité de la guerre de 1866, guerre qui tôt ou tard devait survenir. Nous ne voulons pas mentionner plus longuement les conséquences de cette guerre, conséquences riches en bénédictions, et qui préparèrent à l’Autriche un état de choses plus libéral. Mais n’avons-nous pas à remercier Bismarck d’avoir bientôt éteint la torche de guerre, d’avoir traité l’Autriche avec mansuétude ? »