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ma situation mieux que d’autres, car elle a bien des analogies avec la sienne ; mais il a des avantages que je n’ai pas (ce qui fait une grande différence) : il succède à la victoire et moi à la défaite, et tout est pour moi cent fois plus difficile que pour lui. Or, comme je songe beaucoup à la postérité qui, à mon âge, est mon seul avenir, j’espère qu’elle me tiendra compte des difficultés et appréciera mieux que les contemporains le bien que je fais.


Pour M. Thiers, toutefois, il fut un jour où les contemporains, et les plus injustes de tous, les partis politiques, devançant la justice du temps, se firent postérité : c’est le jour où, comme il entrait dans l’Assemblée, tandis qu’un autre parlait de la libération du territoire, elle se leva d’un seul mouvement, et de l’extrême droite à l’extrême gauche, en le saluant d’une acclamation unanime : « Le libérateur du territoire, le voilà ! » Plus authentiquement que d’autres mots historiques, s’il ne fut pas dit par celui auquel on se plut à l’attribuer, du moins ce grand mot, ce mot historique fut dit, et M. Thiers put l’entendre. Dans le court instant qu’il fallait pour dire ce mot et pour l’entendre, il revit l’incroyable et effroyable tâche, il la vit accomplie en dépit des destins contraires, et en dépit des prophètes de malheur : l’énorme rançon payée, le dernier soldat prussien parti, les finances supportant sans céder le lourd fardeau ; les ateliers rouverts : le commerce renaissant ; la frontière relevée et refermée ; l’armée refaite ou qui se refaisait. Il eut la sensation de la France grâce à lui ressuscitée, et sa suprême minute fut pour goûter la joie humaine la plus haute, la plus large, la plus pleine d’immortalité que puisse goûter un homme au bord du tombeau : celle de survivre à jamais dans la continuité, dans la perpétuité de la patrie.


CHARLES BENOIST.